Qui choisit notre société de demain ?


par  M.-L. DUBOIN
Publication : juillet 1980
Mise en ligne : 7 octobre 2008

NOUS le savons, la société de demain sera informatisée, les investissements en sont faits. Mais cette société sera-t-elle celle de l’homme ou celle de l’inhumain ? Le paradis ou l’enfer (1). Le choix est là et tout est encore possible. Mais comment se fait ce choix ?
Nous avons l’exemple, instructif, de deux pays le Japon et le Canada.
Au Japon, inspiré par les conclusions du rapport de Rome, un projet d’une société informationnelle « caractérisée par une florescence de la créativité intellectuelle humaine  » (2) a été élaboré en 1971. Il prévoyait les moyens de développer les facultés potentielles de l’enfant et envisageait une nouvelle « éthique centrée sur le contrôle de soi et la démocratie pluraliste ». En un mot, ce plan cherchait à mettre l’information au service de l’épanouissement de l’homme, mais sans supprimer la loi du marché.
Qu’en est-il advenu ? Il a été soumis au gouvernement, lequel l’a repoussé en le déclarant trop cher et trop ambitieux. Voilà l’exemple d’une nation qui a donné à l’Etat centralisé le rôle primordial dans ce choix de l’avenir. Et cet Etat l’a étudié dans le cadre de la loi capitaliste du marché : fallait- il investir pour développer l’intelligence, faire fleurir la créativité ? Tout cela n’est pas «  rentable », alors c’est « ambitieux » et on ne trouve pas d’argent pour cela. Mais l’Etat en trouvera, par contre, pour acheter ou fabriquer des armes abominables.
Au Canada, tout au contraire, la concertation s’est organisée au maximum. Particuliers ou groupes ont fait des enquêtes, ont élaboré des études. Pour les Canadiens : «  les communications doivent émaner du peuple et être établies par le peuple, pour servir le peuple... Et si telle est notre volonté, nous pourrons orienter l’exploitation des nouvelles techniques, dès maintenant et pour les dix ou vingt prochaines années, vers la mise au point de services qui offriront des voies nouvelles au mieux-être et au mieux-vivre des citoyens... Les Canadiens ne peuvent s’offrir le luxe d’attendre pour voir où mène la révolution de l’informatique ; ils doivent commencer à établir leurs projets et à agir tout de suite, non pas demain. » (3)
De nombreuses Commissions se sont intéressées à tous les aspects de la « ville câblée » (transmission de la télévision par câbles et non par antennes aériennes) , de l’ordinateur et de son incidence sur la vie privée, des rapports de la télécommunication et des arts et ont imaginé tous les moyens d’effectuer une utile et rapide transformation des communications. Les autorités ont même tenu à donner la parole au public pour bien connaître les souhaits des intéressés, exprimés par eux-mêmes (2).
Qu’en est-il résulté ?
On a tout d’abord pu constater que peu de gens ont profité des possibilités d’information et de choix qui leur étaient offerts. Il n’y a pourtant rien d’étonnant à cela. L’information est une habitude à prendre, le désir de juger et de décider s’apprend, ce qu’omet systématiquement de faire la société marchande qui compte sur la publicité pour créer des besoins et trouver ses cibles.
Mais il y a plus grave encore, et plus édifiant. « Le véritable écueil de l’informatisation au Canada, c’est la télévision par câble », constatent Lorenzi et Le Boucher. Ils expliquent que le remplacement des antennes par des fils a permis de multiplier les chaînes, ce qui aurait pu être un mieux, mais a abouti finalement à une importation accrue de programmes de la télévision américaine. Au fond, le public n’était pas mûr pour juger, il a cédé à la télévision commerciale. « Même risque » ajoutent les auteurs de « Mémoires volées », « pour l’informatique de ce pays, qui est très largement soumise à la domination du grand frère du Sud, faute d’un potentiel industriel indépendant  ».
Voilà un exemple riche d’enseignements à tirer. Tout est là : la décision appartient en ce monde à ceux qui tiennent le marché, et cela est lourd de conséquences. Laissons encore nos auteurs conclure eux-mêmes : « Ceci veut bien dire que la meilleure volonté du monde ne tient pas un instant devant la puissance économique des multinationales de l’informatique et de l’audiovisuel ».
Et en France ? Dans ce pays des Droits de l’Homme, aucune consultation n’est ouverte. Le colloque gouvernemental « Informatique et Société  » ne fut qu’une entreprise destinée à conditionner les cibles commerciales que nous sommes.
La politique de nos dirigeants, en ce domaine, n’en est pas une car elle flotte au gré des pressions financières. Il suffit de se rappeler l’épopée du (ou des) « Plan Calcul  » destiné à maintenir sous contrôle national l’industrie de l’informatique utilisé en France, de sa conception à son utilisation, en passant par toutes les fabrications concernées. Tout se fit (4) de façon plus ou moins occulté... et aboutit lamentablement au torpillage de l’ordinateur français par la « fusion » de la C.I.I. avec Honeywell Bull. Il apparaît donc que ce sont les grosses « boîtes » américaines qui décident, à l’heure actuelle, de notre mode de vie de demain. De même que ce sont quelques gros industriels du nucléaire qui ont fait le choix du « tout nucléaire », que le gouvernement s’applique à nous présenter comme une nécessité. Voici encore une fois la preuve que le véritable pouvoir est détenu en fait par les banques et les gros actionnaires qui détiennent quelques gigantesques industries.
Combien dérisoire est un bulletin de vote, une journée de grève ou un défilé, même « unitaire  », face à une telle puissance occulte !
Et cela durera tant que les Français se désintéresseront des mécanismes économiques, ou se laisseront berner par des mots ronflants, obscurs, destinés à les convaincre que les lois du marché sont des lois immuables qu’ils ne doivent pas remettre en question, des lois très difficiles à expliquer, des lois qu’ils sont incapables de comprendre et que par conséquent ils doivent accepter indéfiniment.
A nous de leur ouvrir les yeux !

(1) Voir. G.R. n` 779, l’éditorial dont celui-ci est la suite.
(2) Voir « Mémoires volées » par J.-H. Lorenzi et E. Le Boucher, dont nous avons déjà parlé dans le dernier numéro.
(3) Dans « Instand World » (un univers sans distance), Rapport sur les télécommunications au Canada, Ottawa, 1971.
(4) Voir « French Ordinateurs » de Jublin et Quatrepoint (éd. A. Moreau).


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