Syndicats et gilets jaunes


par  B. BLAVETTE
Publication : février 2019
Mise en ligne : 25 mai 2019

  Sommaire  

En une journée ensoleillée de février, les principaux syndicats, CGT en tête, et en l’absence notable de la CFDT, avaient décidé de tenter un rapprochement avec cet étrange mouvement des “gilets jaunes”, surgi de nulle part et que personne n’avait prévu, en appelant à une manifestation commune.

Pour l’occasion, le sempiternel parcours entre République et Nation a été abandonné. Cette fois, on va défiler entre Hôtel de Ville et Concorde, ce qui implique de se rapprocher des lieux de pouvoir, notamment du Palais de l’Élysée [1] et de déboucher sur cette place-même où, en 1793, Louis XVI perdit la tête. Des symboles qui sont loin d’être anodins.

En termes de participation, sans être un raz-de-marée, la manifestation est incontestablement un succès : les infos de France-Culture annoncent 15.000 personnes, suivant le décompte d’un « cabinet indépendant »(?), et la CGT 30.000. En fait, de toute évidence, au minimum 20.000 personnes ont répondu à l’appel parmi lesquelles de nombreux “gilets jaunes” qui se répartissent tout au long du cortège. La CGT, qui représente l’essentiel de la manifestation, a « mis le paquet » avec des délégations venues de l’ensemble de l’Île de France et aussi un service d’ordre impressionnant : trois rangées de “gros bras” au coude à coude, munis de brassards, ouvrent la marche, plus deux autres rangées, une vingtaine de mètres en arrière.

L’ambiance est plutôt inhabituelle du fait de l’importance des “électrons libres” qui défilent de manière anonyme, n’appartenant visiblement à aucune organisation, mais aussi et surtout par la teneur des slogans dont beaucoup visent directement le Président : « Macron tire-toi, sinon on va aller te chercher » ou encore « Manu montre-toi, on vient tous dîner chez toi ce soir ». Voilà ce que l’on gagne à vouloir concentrer sur soi tous les pouvoirs, à marginaliser des ministres dont la plupart des citoyens-nes ne se souvient ni du nom ni de la fonction. Ce petit commis de l’oligarchie est un bien piètre tacticien… Mais les arcades de la rue de Rivoli se retrouvent bientôt porteuses de slogans dont certains ne manquent pas d’humour  : « La faim justifie les moyens », « Qui ne casse rien n’a rien », et aussi, plus violent, sur la porte (barricadée) de l’hôtel Meurice « Bourgeois on va vous étriper ».

À notre arrivée place de la Concorde, des CRS massés dans la rue Royale lâchent, pour une raison inconnue, une salve de lacrymogènes… Il faut dire que ces pauvres bougres suréquipés en armes diverses (dont certaines extrêmement dangereuses comme les grenades dites de “désencerclement”) brûlent de les utiliser afin de montrer leur pouvoir, leur puissance. Ego quand tu nous tiens…

Mais voici déjà venu le moment de la dispersion et c’est l’heure triste où l’on se dit que l’on s’est dérangé pour peu de chose.

Car il est clair que l’oligarchie ne cèdera que si elle est surprise, si elle a peur, et ce n’est pas une simple marche avec quelques dizaines de milliers de personnes qui risque de l’impressionner. Pour faire frissonner les quartiers huppés de l’Ouest parisien, il faut soit des mouvements massifs comme lors des grandes grèves de 1995 avec des manifestations frôlant le million de participants, soit du jamais vu, de l’inattendu, de l’incontrôlable. C’est exactement ce que représentent les “gilets jaunes“ et la vigueur de la répression traduit précisément une inquiétude. Mais pour aller plus loin, pour établir réellement un rapport de force favorable, pour que la fameuse convergence des luttes soit vraiment efficace, il est indispensable que “gilets jaunes” et syndicats parviennent à transformer profondément leur mode d’action.

Du côté des “gilets jaunes”, il est nécessaire de mettre sur pied une organisation, même largement décentralisée. Cela signifie en priorité d’être en mesure de déléguer à des représentants suffisamment représentatifs pour être crédibles, au travers desquels les troupes puissent se reconnaître. Des représentants susceptibles de relayer des mots d’ordre au niveau national, de passer des accords avec les partenaires et alliés potentiels (syndicats, partis politiques, associations…), de parler à la presse, de rédiger des plates-formes revendicatives précises, de négocier avec la partie adverse. Le refus, pour un mouvement, de définir des processus de délégation est un péril mortel. Car au-delà de la simple question de l’efficacité, cela signifie au fond que chacun se méfie de tout le monde, que le niveau de solidarité est faible. Ce refus de la moindre organisation a fort probablement été à l’origine de l’échec du “Mouvement des indignés”, des “Nuits debout” et des “Mouvements d’occupation des places”. Il est vrai que le passé fourmille d’exemples de délégués ayant trahi la volonté de leurs mandants, aussi est-il nécessaire d’organiser un contrôle strict, de prévoir des procédures de révocation et de limiter la durée des mandats.

Cependant, nombre de grands mouvements qui ont modifié la face du monde ont été menés par des leaders, de Gandhi à Martin Luther King en passant par Nelson Mandela, qui demeurèrent d’une intégrité absolue et même payèrent de leur vie leur engagement. On se souviendra aussi que la révolte étudiante de 1968, aussi inattendue que les “Gilets jaunes” d’aujourd’hui, a été organisée de bout en bout et de manière exemplaire par un triumvirat, Jacques Sauvageot (UNEF), Alain Geismar (SNESup) et Daniel Cohn-Bendit (Mouvement du 22 mars) qui n’ont aucunement cherché à tirer de leur position un quelconque bénéfice personnel en termes d’image ou de pouvoir et qui ont su se retirer de la scène une fois leur rôle terminé [2] .

 

Du côté des syndicats, le scénario quasi immuable - on débarque des bus, on déplie les banderoles, on défile, on replie les banderoles, on rentre chez soi - a vécu.

Une option de renouvellement pourrait se trouver chez les activistes non-violents et notamment dans les luttes pour l’indépendance de l’Inde. On peut se référer tout d’abord à la pratique largement utilisée par Gandhi qui consistait à bloquer le centre névralgique d’une ville avec des manifestants assis ou allongés sur la chaussée. Cela ne s’improvise pas et demande un minimum de préparation, notamment en termes de maîtrise de soi pour les participants et de logistique si l’occupation doit durer (couvertures, eau, un peu de nourriture…). Il s’agit là d’une situation embarrassante pour le pouvoir car il n’y a plus aucune déprédation de la part des manifestants, peu de charges judiciaires à retenir contre eux, et la violence, si elle intervient, ne peut provenir que de la police. En termes d’image vis-à-vis de l’opinion publique le mouvement social est incontestablement gagnant.

Il est aussi possible de s’inspirer des grandes “marches” organisées par Gandhi, la plus célèbre visant à protester contre l’impôt sur le sel instauré par le Gouverneur anglais et qui rassembla des millions de personnes [3].

 

Aujourd’hui, la justice fiscale est au cœur des revendications des “gilets jaunes”, alors pourquoi ne pas organiser de grandes marches ou convois sillonnant la France en direction des paradis fiscaux dont notre pays est entouré : la Principauté de Monaco, la Principauté d’Andorre (dont le Président de la République française est co-Président !), la Suisse, le Luxembourg, la Belgique, les îles Anglo-Normandes… ? Le choix est large  !

Bien que de telles actions ne correspondent pas aux traditions du mouvement social français, tout cela est parfaitement réalisable par des syndicats qui auraient décidé d’abandonner tous les corporatismes et compris que la défense de l’intérêt général commande aujourd’hui une « extension du domaine des luttes » visant à combattre frontalement les inégalités abyssales qui minent nos sociétés et à sauver ce qui peut encore l’être de notre biosphère. Nous pourrions aboutir ainsi à une étroite collaboration entre ces mouvements nés spontanément des franges les plus déshéritées du peuple et les « corps intermédiaires » constitués par les syndicats, les associations et éventuellement certains partis politiques, redonnant à chacun un nouvel élan, la spontanéité des uns se mariant avec l’expérience de l’organisation des autres.

La situation inédite que nous vivons, en termes sociétal, économique et écologique, implique d’ouvrir de nouvelles pages dans l’histoire des luttes sociales. Il s’agit avant tout de barrer la route à une oligarchie devenue folle, folle d’accumulation absurde, folle de pouvoir, qui nous entraîne droit à une catastrophe mondiale d’une ampleur inconnue jusqu’ici. Cela confirme largement la thèse de Spinoza pour qui tous les êtres vivants, dont les groupes humains, sont en proie à une volonté farouche de « persévérer dans leur être » (conatus). En l’absence d’adversaires à sa mesure, de conatus antagoniste, cette pulsion peut tourner en un délire suicidaire d’expansion infinie. C’est exactement la situation à laquelle nous devons faire face aujourd’hui. À nous de mettre en place les contre-pouvoirs susceptibles d’amener les dominants à la raison.

Mais le temps nous est compté et chaque jour qui passe s’accélère le courant qui nous entraîne et s’amplifie le grondement de la cataracte qui nous précipite vers l’abîme.


[1Consulter dans Le Monde Diplomatique de février la carte des différents lieux de pouvoir en région parisienne.

[2Avec toutefois un bémol pour Cohn-Bendit qui, ayant par la suite embrassé une carrière politique, s’engagea dans une évolution contestable.

[3Pour plus de détails sur la lutte de Gandhi, lire notamment Bernard Blavette Non-violence active et désobéissance civile, dans GR 1193, janvier 2018.


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