NOS lecteurs savent depuis fort longtemps que dans les pays industrialisés
le progrès scientifique et technologique a pour conséquence
inéluctable l’augmentation du chômage. Tout se passe pour
nos brillants économistes comme si nous venions à peine
d’être chassés du Paradis Terrestre, et que nous soyions
encore soumis à la malédiction : « Tu gagneras ton
pain à la sueur de ton front ».
Comme depuis ce temps là un certain nombre d’outils d’abord,
de machines ensuite, ont permis à l’homme de produire avec moins
de peine, les soidisant scientifiques que sont les économistes
ont cherché par tous les moyens à justifier et à
péréniser la fameuse malédiction divine.
Refusant de répondre à la question maintes fois posée
: « Est-ce que les machines sont faites pour produire des biens
ou pour donner du travail aux hommes ? », ils imaginent les solutions
les plus farfelues.
C’est ainsi par exemple, que dans les années 30, en Irlande,
on faisait creuser des trous, construire des tours avec les pierres
qu’on en retirait, et le lendemain on faisait détruire ces tours
et combler les trous. Le tout afin de justifier les salaires versés
à ces terrassiers d’un genre nouveau. Les exemples absurdes ne
manquent pas, mais en ce dernier quart de siècle, on fait les
choses de manière un peu moins voyante : on développe
le secteur tertiaire, c’est-à-dire le secteur des services. Des
services, certes, il en faut, mais jusqu’à un certain point.
C’est ainsi que pour justifier l’emploi des gratte-papiers de tous niveaux
hiérarchiques, on met en place une réglementation paperassière,
incompréhensible et le plus souvent inutile, voire nuisible.
Mais cela ne suffit pas, et, surtout, cela ne crée pas toujours
du profit. Alors on a imaginé de fabriquer des armes.
LA fabrication des armes présente des tas d’avantages :
- sauf exception, on ne les vend pas à des particuliers mais
à des gouvernements (et chacun sait que pour acheter des armes,
un gouvernement trouve toujours les finances nécessaires, les
pays exportateurs accordant au besoin les crédits demandés...)
;
- les armes se démodent vite et il faut, c’est bien connu, toujours
suivre la mode sous peine d’être mal considéré (mal
défendu, diraient en l’occurence les militaires). Alors on est
bien forcé d’acquérir ce qu’il y a de plus nouveau ;
- une petite guerre, de préférence par pays sous-développés
interposés, permet en général de réduire
considérablement les stocks...
Ces avantages sont tels que la fabrication des armements est un des
rares secteurs de production à ne pas être touché
par les aléas de la conjoncture. Dans ce domaine, ce sont les
acheteurs qui attendent le bon vouloir des vendeurs. L’économie
rêvée, quoi !
Il n’est donc pas surprenant que dans les pays dont le niveau technologique
est suffisamment élevé pour permettre la fabrication d’armements
très sophistiqués (U.S.A., U.R.S.S., Grande-Bretagne,
République Fédérale Allemande, France), le secteur
de la fabrication des armements joue un rôle moteur dans l’économie.
Aux Etats-Unis, l’économie militaire réalise un chiffre
d’affaires équivalent à celui de Esso-Standard, General
Motors, Ford, Royal Deutch, Shell, Dupont de Nemours et Kodak réunis.
En U.R.S.S., comme aux Etats-Unis, un citoyen sur cinq vit directement
ou indirectement de la production militaire.
En Allemagne, où la fabrication des avions occupe plus de 200
000 personnes mais où l’exportation directe reste, pour le moment,
relativement faible par suite de la volonté du gouvernement d’éviter
que ce secteur devienne un groupe de pression trop influent sur la politique
gouvernementale, les syndicats exigent de plus en plus que des facilités
soient accordées aux industries de l’armement pour favoriser
leur production et par là même assurer un haut niveau d’emploi.
En France, l’emploi dans ce secteur représente environ 280 000
personnes et les pourcentages de fabrication de matériels militaires
dans les exportations sont respectivement de 90 % pour Dassault, 79
% pour la SNECMA, 60 % pour la Thomson-CSF, 85 % pour Matra, 79 % pour
la SNIAS, (1) ...
ON conçoit donc facilement que sans la fabrication
des armements, il y aurait dans les nations industrialisées des
centaines de milliers de chômeurs supplémentaires.
Mais peut-être alors l’économie prendrait-elle, dans son
ensemble, un autre tour ?
Lorsqu’on sait, en effet, que le coût d’un nouveau bombardier,
avec son équipement complet équivaut au salaire de 250
000 instituteurs pendant un an ou à 75 hôpitaux complètement
équipés ou encore à 30 facultés des sciences
comptant 1 000 étudiants chacune (2), on peut facilement imaginer
ce que pourrait être une société dans laquelle les
crédits destinés à la production et à l’achat
des armements seraient utilisés pour améliorer les conditions
de vie des populations et l’on conçoit du même coup que
l’économie distributive de l’abondance n’est plus une utopie.
Alors aussi deviendraient crédibles les propos tenus à
la Conférence générale de l’UNESCO de 1974 selon
lesquels : « La paix ne saurait être uniquement l’absence
de conflit armé. Elle implique essentiellement un processus de
progrès, de justice et de respect mutuel entre les peuples visant
à garantir la construction d’une société internationale
dans laquelle chacun trouverait sa véritable place et aurait
sa part des ressources intellectuelles et matérielles du monde
».
Malheureusement le sentiment nationaliste continue à être
exploité de manière éhontée par les capitalistes
de tous bords qui, cyniquement, n’hésitent pas, afin d’augmenter
leurs profits, à s’associer, pour produire des armes modernes
sur une base multinationale.
Dans le domaine de la fabrication des armements, il s’effectue ainsi
un dangereux transfert technologique des pays traditionnellement producteurs
vers des pays qui ne sont encore qu’importateurs. Il en résulte
un développement de la course aux armements et, par là-même,
un accroissement considérable du risque de guerre.
Comme le souligne très justement L. LAMMERS (1) « Tout
se passe comme si chacun était content de travailler à
l’organisation de sa propre destruction. En tout cas, cela apparait
à beaucoup préférable à la perte de leur
emploi !! ».
Pour nous il n’y a pas de doute, la seule solution possible consiste
à abandonner totalement l’économie de marché.
(1) « Energies » n° 1069, du 8 avril
1977.
(2) « Le Courrier de l’UNESCO », mars 1977.