Vous avez dit réalisme ?
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Publication : mai 2018
Mise en ligne : 12 septembre 2018
Voici un petit ouvrage, mais grand par les réflexions qu’il inspire. À sa lecture, les discours officiels prennent une autre dimension. Qu’ils proviennent de la droite ou de la gauche, on y retrouve souvent la même injonction : « Il faut être réaliste ». Une des richesses de cet opuscule provient de la multitude de citations recueillies dans les textes ou les discours de nos politiques. Extraits qui, ajoutés les uns aux autres, précisent le contenu du réalisme, parfois chargé… mais, souvent aussi, vide de sens.
En général, le terme traduit le renoncement à toute transformation. Il sous-tend une position conservatrice. Le monde est ce qu’il est et il est invariant. Il appartiendrait à cet égard plutôt à la droite conservatrice, et on le retrouve à toutes les époques. L’armistice de 1940 se justifiait déjà au nom du réalisme. S’en revendiquer absout de toutes les erreurs, lâcheté, trahisons. S’il est par essence conservateur, la gauche, théoriquement progressiste, s’est cependant emparé du mot, à la fois comme excuse devant la difficulté de mettre en oeuvre ses propres objectifs, et comme protection en cas d’alternance politique pour affaiblir les arguments électoraux “réalistes” de la droite. En ce sens, il est étroitement associé au pouvoir.
Le réalisme est un mot qui ne se suffit pas à lui-même, il s’accompagne soit de synonymes ou de termes complémentaires comme lucidité, clairvoyance, pragmatisme, soit d’antonymes qu’il dénonce : idéalisme, utopie, illusion, rêve. Il justifie aussi des attitudes négatives : le volontarisme, l’absolutisme, le pouvoir dictatorial.
L’ambition politique est incompatible avec le réalisme. Celui-ci annule le rêve et l’espoir d’un monde meilleur. Invoquer le réalisme peut cacher une absence de vision d’avenir. Le réalisme s’oppose-t-il à tout changement ? - Pas forcément, et il est, au moins en apparence, compatible avec une volonté réformatrice. Mais la révolution n’est pas de son domaine.
Le monde d’aujourd’hui permet-il de donner un contenu indiscutable au réalisme ? Est-il du côté de ceux qui veulent à tout prix réduire la dette de l’État, ou de ceux qui voient la réalité dans le statut des chômeurs, des sous-payés, des migrants et de tous ceux qui s’inquiètent de l’avenir de la planète ? Le réalisme restera-t-il l’excuse absolue pour perpétuer un statu quo qui profite essentiellement à l’oligarchie dominante ? Les auteurs citent J.-F. Kahn qui parle du réalisme comme un moyen de « congeler l’héritage ».
Le réalisme néglige le réel, celui d’une société en mouvement accéléré, où les idéaux permanents de la France, la liberté, l’égalité, la fraternité, sont constamment bafoués au nom du réalisme.
La présidence française en est une illustration. Si Emmanuel Macron a démissionné de son poste ministériel dans un gouvernement de gauche au nom du réalisme, sa politique néglige le réel, au profit d’une société ancienne, fondée sur la notion périmée de croissance économique sans limite.
Bref, il s’agit là d’un ouvrage roboratif qui dévoile la face cachée d’un concept trop souvent admis sans réflexion.
Précisons que ses auteurs, Stéphane Bikialo et Julien Rault sont spécialistes de linguiste et de stylistique, enseignant à l’Université de Poitiers.