Chroniques des loisirs
Publication : 16 octobre 1935
Mise en ligne : 15 avril 2006
Chaque jour plus libéré par la machine
de la servitude du travail, l’organisation des loisirs prendra pour
l’homme de demain une importance toujours plus grande. Elle tendra à
donner à la vie de chacun cet équilibre harmonieux qui
fut l’apanage d’une élite dans quelques sociétés
antiques.
Elle formera d’abord des êtres sains, elle développera
leur goût des belles choses, sport, arts, voyages, fêtes,
repos combleront les heures libérées du travail...
Anticipations. Nous en sommes loin. La société actuelle
ne donne abondamment ces biens qu’à ceux qui ont le moins besoin,
qu’à ceux que le travail absorbe peu ou point.
Qu’offre-t-elle aux autres ? Et d’abord, quels loisirs leur laisse-t-elle ?
Ne parlons pas des loisirs forcés laissés à un
nombre croissant de chômeurs et pour lesquels rien n’est organisé.
Circulez pour vous en convaincre les jours de semaine dans la banlieue
parisienne et vous verrez les groupes lugubres y traînant sur
les places et dans les rues, attendant la reprise promise qui ne viendra
jamais.
Mais les autres, ceux qui travaillent encore. Ils ont les soirées ;
ils ont les dimanches. Qu’en faire avec un budget restreint, un pouvoir
d’achat diminuant sans cesse ?
Le cinéma, le théâtre, rarement ; la radio achetée
à tempérament ou écoutée chez un voisin
et complétant si bien le rôle abrutissant de la grande
presse. Et le dimanche ? jour du loisir, rien n’est plus lamentable que
de voir dans les parcs et les jardins publics étriqués
de ce Paris étouffé par la brique, la théorie lamentable
des familles en promenade, traînant leurs gosses, le père
grognon, la mère fatiguée avant le départ par le
ménage et la préparation de sa nichée. En province,
un peu plus d’air, mais pas plus drôle.
Et pourtant quel désir d’évasion chez tous ces gens ; avec
quelle ferveur ils se ruent vers les fêtes, les rares fêtes
gratuites que de pauvres imaginations leur offrent, toujours les mêmes,
si rares.
Quel désir de grand air, d’épanouissement physique chez
cette jeunesse qui sous le maillot et dans les stades ignore les classes
sociales et ne connaît que la joie des luttes sportives.
Tout entière elle réclame le droit à la culture
complète, celle du corps comprise. Mais on la courbe dix heures
par jour dans des classes surpeuplées pour mieux lui apprendre
comment la jeunesse grecque partageait son temps entre l’étude
et le stade. Et l’Université reproduit sans se décourager
son type idéal : le professeur myope, au dos rond et à
la poitrine creuse, blafard, cagneux et craignant l’eau.
Ah ! M. Lafont, ministre de l’Hygiène et des Sports, peut toujours
- après avoir sentencieusement ordonné à nos athlètes
de vaincre les Allemands, avec le résultat que l’on connaît
- mettre le Conseil des ministres au courant de son programme d’amélioration
de notre organisation sportive. Ce n’est pas lui qui peut faire quelque
chose pour la jeunesse. C’est son collègue de l’Instruction publique.
Et il est douteux que l’actuel titulaire réduise les programmes
d’études que le Garde des Sceaux a lui-même établis.
Alors, tant que chaque école, collège, lycée, faculté
n’aura pas son stade et sa piscine, tant que les enfants sous la surveillance
et le contrôle des médecins sportifs n’y passeront pas
au moins trois après-midi par semaine, rien n’aura été
fait pour la santé et l’équilibre des jeunes.
Et c’est le premier, l’indispensable et urgent effort à faire
pour l’utilisation sportive des loisirs.
***
Pour la jeunesse, la pratique des sports exige déjà
des dépenses assez importantes et un enthousiasme qui ne recule
devant aucune difficulté, les stades étant loin et la
journée remplie par les études. Mais ce n’est rien encore
si on les compare à l’héroïsme nécessaire
à un homme fait désirant conserver sa souplesse et sa
force, et ne disposant pour cela que de ses heures de loisir. S’il habite
Paris, il vit en général loin de son travail et passe
de une à deux heures par jour dans des moyens de locomotion divers.Il
ne lui reste que la ressource de la culture physique chez soi, très
insuffisante et pénible, et le sport du dimanche. Mais où
pratiquer ? Les clubs sont chers, lointains et mal organisés.
Quand on a visité à l’étranger les belles installations
où dans un cadre riant, des familles entières passent
leurs journées de repos, pratiquant jeux et sports qui conviennent
à chaque âge, profitant d’un restaurant économique,
de douches, de piscines, et quand on compare ces installations les quelques
terrains pelés, sans confort et sans attraits de la banlieue
parisienne, on s’étonne moins de l’aspect physique lamentable
de nos foules, de leur avachissement, de leurs bedaine, de leurs odeurs.
Si l’on avait fait pour elles le dixième des dépenses
faite pour l’amélioration de la race chevaline - heureuse race
chevaline qui elle bientôt ne travaillera plus et ne fera plus
que du sport : courir et sauter - on aurait couvert la zone de stades
riant, reliés aux divers quartiers par des moyens rapides de
transport et permettant à tous les citadins sédentaires
ce qui leur est plus nécessaire qu’à d’autres. Peut-être
alors au bout de quelque temps s’apercevrait-on que les hôpitaux
et les « sana » reçoivent moins de malades.
Les terrains sont là : la zone, lèpre ignoble qu’on ne
peut, paraît-il, supprimer avant 1965. La main d’oeuvre aussi :
les chômeurs.
Et puisque dans l’absurde régime actuel il faut compter sur la
« phynance » et bien la voilà aussi. Ecoutez plutôt :
J’ai fait partie dans une grande ville de l’Amérique de Sud d’un
club splendide : vestiaires, restaurant, salles de lecture, salles de
douche, 3 piscines, un stade, 8 terrains de football, 2 pistes de courses
à pied, jardins et garderie d’enfants, terrains de basket-ball,
agrès, 45 courts de tennis (j’ai bien dit 45), cotisation 10
francs par mois (moindre pour les scolaires). Et savez-vous comment
tout cela avait été édifié ? Une loi spéciale
avait, moyennant certaines obligations (prêt gratuit des terrains
le matin aux écoles, contrôle, etc.) affecté à
ce club, la totalité des lots non réclamés de la
Loterie Nationale. Il recevait de ce chef 5 à 6 millions par
an.
Voilà une belle utilisation de l’argent des poires et des négligents,
ne croyez-vous pas, Monsieur Lafont, dont la bonne volonté s’épuise
devant des crédits squelettiques ?