Égalité


par  J.-P. MON
Publication : juillet 1989
Mise en ligne : 12 mai 2009

Si la liberté est à la mode en ce deux centième anniversaire de la Révolution, il n’en est pas de même de l’égalité. C’est que beaucoup, au fond d’eux mêmes, n’ont pas encore digéré la Révolution et, faisant flèche de tous bois, ils n’hésitent pas à assimiler la Liberté à 1789 et l’Egalité à 1793, c’est à dire à la Terreur. C’est ainsi que Jacques Julliard, à propos du mouvement des étudiants chinois, n’a pas peur d’écrire dans le Nouvel Observateur du 25-31 Mai 89 : « Au passage, avec une superbe et paradoxale désinvolture, les étudiants nous ont débarassés du vieux dilemme, célébration minimale (89) ou célébration intégrale, voire intégriste (93)... L’idée la plus neuve, la plus "sociale", la plus révolutionnaire enfin, ce n’est pas l’égalité, c’est la liberté ! Ce n’est pas la guillotine, c’est la non-violence !" ». Il ne manque pas d’air. Comme si la liberté pouvait exister sans l’égalité et réciproquement !
Comme le disait si justement Victor Cousin :« Il y a égalité là où il y a liberté pour tous » et Jacques Duboin, lui qui n’y allait pas par quatre chemin, écrivait(1) : « Ce sont ceux que l’inégalité avantage qui, seuls, y tiennent très fort et déclament que l’égalité est une impossibilité, une utopie, une monstruosité ou la pire des démagogies. Si on voulait répondre sur le même ton, on dirait que la seule supériorité que peuvent avoir les imbéciles est celle de l’argent C’est pourquoi l’égalité les choque. »
Mais qu’est ce que l’égalité ? D’après le Larousse, c’est le "principe selon lequel tous les citoyens peuvent invoquer les mêmes droits". N’est-ce pas là ce que réclamaient, entre autres choses, les étudiants chinois lorsqu’ils dénoncaient les profiteurs du parti à qui ils demandaient de revendre leur Mercèdès au bénéfice du peuple ?
La définition de l’adjectif "égalitaire", qui fait souvent très peur à nos hommes politiques, est, toujours d’après le Larousse : "ce qui a pour but l’égalité civile, politique et sociale". On voit qu’ici la définition devient un peu plus précise puisque la notion d’égalité sociale fait son apparition. C’est bien de cela qu’il s’agit ou, si l’on préfère, d’égalité économique.
Le principe d’égalité ayant laissé quelques traces dans la mémoire collective de l’humanité, (Bossuet ne disait-il pas déja que « Dieu et la Nature ont fait tous les hommes égaux ») les tenants des diverses théories économiques, qu’elles soient libérales, néo-libérales voire social-démocrates, ont conservé après la Révolution, presque de manière consensuelle, la notion d’égalité mais en la réduisant à une égalité des chances. Ce qui est vraiment se foutre du monde puisque chacun sait que la notion de chance est étroitement associée à celle de hasard. Ainsi donc seul le hasard serait la source de l’inégalité économique des hommes ! D’où dans un grand élan du coeur la mise en place de mesures de redistribution. Mais en fait, quelle que soit son importance pratique, la redistribution ne modifie pas la conception libérale des revenus, de même que le "devoir de charité" ne mettait pas en cause la pyramide hiérarchique de l’Ancien Régime. Cette pyramide traduisait un Ordre Eternel et statique. Elle ne se déplaçait pas et on n’avait pas à la gravir ! La valeur centrale - la Vertu- était de même nature, religieuse ou métaphysique. Elle motivait chacun à reproduire l’Ordre, chacun restant à sa place dans celui-ci.

La nouvelle pyramide qui s’est peu à peu bâtie avec le développement de la société industrielle se fonde sur le travail, sur l’activité professionnelle, sur la place dans le processus de production. C’est logique puisque l’activité économique est devenue la priorité de la société. Le travail classe maintenant les gens par le revenu : l’Argent se substitue à la Vertu comme "carburant". Ainsi l’argent est-il devenu un instrument parfait de vertico-valorisation des différences, c’est à dire d’inégalité sociale. On se trouve dans une hiérarchie méritocratique, le mérite étant la réussite dans l’escalade de la pyramide, l’argent consacrant la place dans la hiérarchie.
Si ce modèle "libéral" est révolutionnaire par rapport à l’Ordre ancien il n’en demeure pas moins qu’il confine l’égalité à une égalité des chances amendée par diverses redistributions.

La lutte contre les inégalités fait cependant partie du vocabulaire courant de la pensée et de la pratique du courant social-démocrate, peu ou pas marxiste. Mais c’est un slogan peu précis qui recouvre tout ce qui peut améliorer les conditions de vie des travailleurs et en particulier le sort des plus défavorisés. Les deux principales stratégies socialdémocrates, développement de l’éducation et sécurité sociale ou transferts- ne diffèrent pas profondément du programme néo-libéral d’égalité des chances accompagnée de mesures de redistribution. En aucun cas l’Etat ne doit toucher au mécanisme du Marché qui produit la distribution primaire des revenus !

Deux cents ans après la Révolution, il n’est que temps d’abattre la nouvelle pyramide en instaurant la véritable égalité économique telle qu’elle a été définie par J. Duboin(2) : « La communauté doit donc faire vivre tous ses membres puisque, grâce à eux, elle en a définitivement les moyens... Le droit aux produits et aux services doit-il être égal pour tous ? On répondra affirmativement puisque le labeur humain, conjugué aujourd’hui avec l’outillage dont on dispose, fournit un rendement qui n’est plus proportionnel au labeur. Comment dans ces conditions discriminer la part qui revient à chacun ? ... L’idée de récompenser le labeur fait encore partie de l’ère de la rareté... Toute l’histoire humaine tend vers cette égalité absolue qui est la condition même de la liberté. L’abolition de l’esclavage, celle des privilèges héréditaires, la liberté religieuse, la liberté d’association, la liberté de parole, furent des étapes vers cette égalité économique que la science nous a enfin permis de conquérir. »

(1) Egalité économique (Grasset), 1939
(2) - Libération (Grasset) - 1936