Fallait-il participer au grand débat national ?
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Publication : mars 2019
Mise en ligne : 29 mai 2019
Pour une fois qu’on nous donne la parole, nous devons la prendre.
Ma réaction à l’annonce d’un grand débat national, après l’effet de surprise, a été de traduire immédiatement par “entourloupe”. Réflexe instinctif, spontané, d’autodéfense en somme, mauvais procès d‘intention ? Peut-être, mais aussi de bonnes raisons d’être dubitative, voire suspicieuse au regard de l’objectif avancé pour la justifier.
Car enfin voilà un homme, Emmanuel Macron, qui nous invite aujourd’hui, nous incite même, à lui faire connaître nos souhaits pour les uns, les raisons de notre colère pour les autres afin, dit-il, qu’il en soit informé pour la gouvernance du pays. Étonnant, inimaginable bouleversement il y a peu de temps, dans la conduite d’un personnage qui, depuis son élection à la présidence de la République, pratique l’exercice exclusif et vertical du pouvoir. Je ne peux m’empêcher de sourire à l’annonce de l’énoncé d’une si évidente contradiction et de l’aveu d’une telle méconnaissance des rudes réalités auxquelles sont confrontés de nombreux citoyens dans leur vie quotidienne.… et d’avoir une pensée pour le mouvement des gilets jaunes.
C’est en effet, après plusieurs semaines de ronds-points occupés, de manifestations dans tout le pays, un soutien persistant d’une grande partie de la population (jusqu’à 80% !) nonobstant les désagréments engendrés, d‘insuccès dans les tentatives du pouvoir à faire cesser cette contestation hebdomadaire (en dépit des médias relatant en boucle des désordres et des dégradations) autrement que par une violente répression policière à l’origine de graves et multiples mutilations à vie de manifestants, incitant l’inquiétude sur l’exception française à utiliser des armes d’une si flagrante dangerosité et sur la capacité de ce pouvoir à maîtriser une telle situation… que nous sommes appelés à participer “massivement“ à un grand débat national.
Cet événement, auquel on a voulu donner une portée nationale, soulève quelques interrogations : son organisation, son contenu, synthèse, autrement dit sa prise en compte.
Très vite, nous avons su qu’il serait diligenté… par l’Elysée, qu’y participeraient tous ceux et toutes celles qui le souhaiteraient et que certaines questions n’avaient pas à être abordées (question verrouillées donc, tel l’ISF). Quant à la synthèse, difficile d’y voir clair, tant les dispositifs de participation sont hétérogènes : des centaines de réunions à travers toute la France, organisées à différents niveaux, selon des règles très diverses, multitude des sujets imposés, moyens mis à la disposition de cette consultation limitée. Et aucune possibilité de contrôle par les citoyens n’a été prévue. La décision de la mise à l’écart de la Commission Nationale du Débat Public, créée en 1995 pour faire respecter les procédures de démocratie participative, et celle de confier son organisation à deux ministres qui seront juges et parties, soulignent l’absence de transparence de ce débat.
La crédibilité de ce type de consultations découle précisément de la neutralité et de l’indépendance de l’organisateur. De quel poids pèseront les cinq “garants” désignés pour le contrôle de son bon déroulement face à l’exécutif ? Deux mois suffiront-ils pour mener à bien ce débat ? Étant donné son ampleur et l’objectif affiché, il ne paraît pas raisonnable de le penser. Son contenu encadré et sous tutelle, l’omni présence du chef de l’État à des réunions où il s’invite en les vampirisant (à la mi-février, il en est à son septième grand débat) et où il se livre à la pédagogie des réformes déjà engagées et de celles qu’il projette d’entreprendre, conduisent naturellement au soupçon que l’ambition annoncée soit ramenée tout à la fois à une manœuvre de diversion à l’encontre de manifestations qui perdurent et à la stratégie d’une opération de communication d’envergure destinée à restaurer la légitimité menacée d’un président affaibli par la permanence d’une contestation de plus en plus banalisée. Après avoir éliminé “les questions qui fâchent”, ses longs monologues, se substituant aux dialogues, installent son auditoire en position d’écoute et alimentent le sentiment que ne sera retenu de ce débat que ce qu’il en est souhaitable par son instigateur. Si ce devait être le cas, si la phrase si souvent prononcée à l’issue d’une rencontre avec un représentant du pouvoir : « nous avons été écoutés… mais pas entendus » devait conclure ce débat, alors ce délai de deux mois suffirait.
En décidant ce grand débat national, le président a fait un pari. Peut-il aboutir à un échec ? Ce risque ne peut être exclu si l’espoir qu’il a fait naître dans un changement de la politique qu’il a menée depuis son investiture n’est pas au rendez-vous.
Si ce débat a été sans arrière-pensée, il aura permis une délibération réelle entre les citoyens, revalorisé le rôle de leurs représentants et renforcé l’idée de démocratie.
Mais s’il s’avérait que le pouvoir a instrumentalisé sa participation à son seul profit, le risque aura été pris de mettre en danger les fondements mêmes de la démocratie dans notre pays et de voir bon nombre de ses citoyens se tourner vers des solutions plus autoritaires.
D’ores et déjà, bien que ne s’annonçant pas sous les meilleurs auspices en raison du flou qui l’entoure, ce débat a donné lieu à des mobilisations citoyennes exceptionnelles et eu le mérite de se faire rencontrer de très nombreux citoyens qui s’ignoraient et qui ont découvert ou retrouvé le goût de la discussion, de l’échange, de la solidarité et de l’engagement. De remettre de la politique au cœur d’une société où elle s’était si dévaluée. Pour certains, c’est une découverte, une expérience inédite, pour d’autres c’est se rappeler que « toute action n’est pas vaine, toute action n’est pas sale » (Pierre Mendès France). C’est prendre conscience que tout citoyen a des droits, le pouvoir de peser, d’agir sur la façon dont il attend que son pays soit gouverné, à commencer par celui d’interpellation ou d’initiative citoyenne, telles que le référendum qui permet des moments de confrontations et d’interaction entre les citoyens et leurs gouvernants dans l’intervalle entre les élections.
Ce n’est donc pas des cours “d’économie participative“ destinés à démontrer le bien-fondé des mesures du gouvernement contestées ou rejetées qu’attendent les citoyens, mais la prise en compte d’une “démocratie participative“ les associant directement ou par l’intermédiaire de ceux qu’ils se choisissent pour les représenter, au mode de gouvernement et aux mesures qui décident de leurs conditions de vie, de leur destin dans ce pays. Seront-ils entendus ?
Une certitude déjà. La mobilisation que ce grand débat a suscitée et la persistance des revendications et des manifestations interpellent un pouvoir sur l’impérative nécessité de ne pas décevoir.