Les dinosaures
par
Publication : juin 1987
Mise en ligne : 20 juillet 2009
PLUS qu’aux contraintes extérieures, l’échec de la gauche tient à ce qu’elle n’a pas su populariser son programme de transformation de la société, tant et si bien qu’elle en a finalement changé pour adopter la bouillie fade de la socialdémocratie. C’est que, contrairement à la droite, la gauche socialiste ne dispose pas d’une presse qui relaie efficacement ses idées. Bien plus, la presse dite de gauche se complait dans le sabotage des idées socialistes surtout dans le domaine économique. Il suffit pour s’en convaincre de lire les rubriques économiques hebdomadaires du "Nouvel Observateur". Un exemple des plus révélateurs nous en est donné dans le numéro 1172 du 24 au 30 avril 1987 dans lequel on essaie à grand renfort d’experts médiatisés et "incontestables" de nous convaincre que l’économie française serait beaucoup plus compétitive si les Français travaillaient plus.
On trouvera ci-dessous dans l’article d’André Prime sur "La France paresseuse" quelques-unes des perles les plus précieuses de ce sottisier où le cynisme le dispute à l’inconscience. On en trouve souvent aussi dans les chroniques que Paul Fabra fait régulièrement dans "Le Monde". Dans celle du 5 mai dernier, je n’arrive d’ailleurs pas à bien distinguer si les perles qu’il nous offre sont naturelles ou de culture, c’est-à-dire si elles sont de son cru ou héritées de l’analyse qu’il nous propose de "La France et sa monnaie, essai sur les relations entre la Banque de France et les gouvernements" (*) par Alain Prate, vice-président de la Banque Européenne d’Investissement et ancien sous-directeur de la Banque de France. Ce monsieur, qui est tout de même beaucoup "mieux élevé" que "sa suffisance" de Closets ou que le cynique Minc, a une idée fixe qui est la stabilité de la monnaie. Pour défendre cette idée héritée d’un autre temps, il pense qu’il faut rendre l’institut d’émission totalement indépendant du pouvoir politique. Ne reculant devant rien, il nous affirme que dans les pays où l’Institut d’émission jouit d’une large autonomie, comme c’est le cas pour la Suisse, l’Allemagne, les Etats-Unis, la monnaie est généralement plus stable qu’ailleurs. Comme chacun peut le constater tous les jours le dollar est si stable qu’il faut une conférence internationale tous les trois mois pour éviter son "glissement". Ce qui d’ailleurs ne l’empêche pas de glisser ! Mais passons... M. Prate déplore que le gouvernement ait abandonné l’idée qui figurait dans la plate-forme RPR-UDF de doter la Banque de France de l’autonomie par un statut nouveau afin d’effacer la subordination de l’institut d’émission à l’Etat acquise de droit depuis 1936. (Ah, ne me parlez pas du Front populaire !). Pour montrer combien il est moderne, Paul Fabra n’hésite pas à souligner que Prate fait allusion dans son livre à "l’heureuse réforme du roi Charles V introduite en 1360 et qui s’appuyait sur les théories de Nicolas Oresme (évêque de Lisieux) : celui-ci soutenait la théorie très simple, encore d’actualité, que la monnaie n’appartient pas au prince et au donc au gouvernement, mais à la communauté". Et conclut Fabra : "C’est au nom de la propriété et donc de la solvabilité des débiteurs, privés ou publics, que les régents de la Banque de France, émanation de ses principaux actionnaires, les deux cents familles, firent jusqu’à la réforme Poincaré respecter l’indépendance de l’institut d’émission".
En une époque comme celle que nous vivons où les banques privées, voire les grandes entreprises, créent toute la monnaie qu’elles souhaitent, avouez qu’une telle position est pour le moins archaïque.
De Closets, Minc et leurs confrères sont des dinosaures économiques ; Prate, Fabra et bien d’autres sont des dinosaures monétaires ! Dinosaure encore, Lionel Jospin lorsqu’il déclare au congrès de Lille que "le PS doit redevenir le parti de l’emploi", déclaration qui a été qualifiée de "mot d’ordre utopique" par J.M. Colombani dans "le Monde" du 7 avril dernier. (Comme quoi il n’y a pas que nous qui nous faisons traiter d’utopistes !).
Comme toujours, c’est l’histoire qui tranchera. En attendant, souvenons-nous que les dinosaures de la préhistoire, parce qu’ils n’ont pas su s’adapter aux changements de leur ère, ont brusquement disparu de la planète. Il en sera de même des dinosaures d’aujourd’hui.
(*) Editions Julliard