ON connaît l’objection rituelle des défenseurs de l’ordre
établi à l’adresse de ceux qui le remettent en cause :
Irréalisme, Utopie ! Argument éculé mais qui trouble
encore les esprits.
Nous disons que l’accusation d’irréalisme doit être retournée
contre ceux qui la profèrent. Nous posons la question : Où
est donc l’Utopie ?
Du côté de ceux qui veulent changer l’organisation de la
société et de la production parce qu’ils y voient la cause
fondamentale des maux dont souffre l’humanité ou de ceux qui
affirment que la société marchande est encore la mieux
adaptée à la satisfaction de nos besoins ?
Disons tout d’abord que cet ordre établi - en fait le désordre
établi - n’a pas toujours existé. La société
marchande est la première de l’histoire à avoir lâché
la bride aux appétits et aux rivalités des individus.
Qu’elle ait eu des effets stimulants et bénéfiques si
on la considère sur une courte période et du point de
vue des minorités privilégiées, nous en sommes
bien d’accord.
Mais le développement anarchique qu’elle a induit vient d’atteindre
un seuil à partir duquel les résultats de l’activité
économique sont inversés. Désormais les effets
négatifs de la production l’emportent sur les effets positifs,
les coûts sociaux sur les gains individuels, les désutilités
sur les utilités.
C’est ce renversement de tendance qu’exprime la crise actuelle qui va
bien au delà d’une crise conjoncturelle comme en a connu l’économie
marchande dans le passé, crise sans issue, contrairement aux
allégations des augures stipendiés et des politiciens
de tous bords.
Jusqu’au début des années 70, la fuite en avant de la
production et de la consommation, une expansion apparemment sans limites,
semblaient garantir le fonctionnement régulier du marché
mondial. Prospérité fallacieuse fondée sur le gaspillage
effréné des ressources naturelles, l’exploitation du Tiersmonde,
la manipulation des termes de l’échange. La formation dans les
pays dominants, bénéficiaires de ce « rackett »
planétaire (le rackett, stade suprême du capitalisme !)
d’une immense classe parasitaire contribuait à la stabilisation
de la société industrielle.
La crise énergétique des années 70, prélude
à la crise générale des ressources, l’internationalisation
du marché et des capitaux, le rééquilibrage des
termes de l’échange, l’accroissement des coûts de production,
les innovations technologiques issues de l’informatique, autant de facteurs
nouveaux qui allaient sonner le glas du système.
Les procédures institutionnelles mises en place depuis un demi-
siècle pour débloquer la machine économique s’avèrent
aujourd’hui inopérantes et contradictoires. Ce que l’on gagne
au plan de l’activité, on le perd au plan de la monnaie. L’émission
de solvabilités destinées à compenser l’insuffisance
structurelle de la demande se traduit par l’inflation des prix qui annule
la relance. Les politiques d’austérité financière,
du type monétariste, ne donnent pas de meilleurs résultats.
Quant aux investissements dans les technologies de pointe, s’ils améliorent
la compétitivité des entreprises, c’est au détriment
de l’emploi. Au plan global, les succès et les gains enregistrés
par un partenaire ou un secteur correspondent à des reculs et
à des pertes pour les autres.
Quelle que soit la façon dont on retourne le problème,
le système est coincé. L’économie de marché
est prise dans un réseau de noeuds coulants inextricable. Chaque
effort pour se dégager d’un noeud contribue à resserrer
les autres. Mais la contradiction principale est celle qui oppose la
croissance exponentielle aux limites désormais tangibles de l’écosphère.
L’exploitation forcenée des ressources d’autant plus destructrice
qu’elle est impulsée par la course aux armements, met en péril
les cycles naturels et l’existence même de l’espèce humaine.
Dans ces conditions quels sont ceux qui ont les pieds sur terre ? Ceux
qui, sans nier les difficultés de la reconversion, disent qu’il
n’y a pas une minute à perdre pour renverser la vapeur, ou bien
ceux qui continuent d’affirmer leur confiance dans l’état actuel
des choses et pensent qu’il peut se perpétuer impunément ?
Croire que l’économie de marché pourra fonctionner encore
longtemps sans blocage et sans catastrophe majeure est le comble de
l’illusion. Les hommes déboussolés courent dans tous les
sens à la recherche d’une issue. Mais tout indique qu’il n’y
a pas de sortie de crise dans le cadre du système existant.
Il y a 18 millions de chômeurs homologués dans les pays
occidentaux fin 81 contre 15 millions en 1980, soit une augmentation
de l’ordre de 20 % en un an. A ce rythme, la France aura atteint les
3 millions de chômeurs avant 1985, malgré les exorcismes
du Président Mitterrand. La situation est encore plus dramatique
dans les pays sous-développés : le taux de progression
est de 30 % au bas mot, alors que le tiers de la population active est
déjà hors-circuit et s’entasse dans les bidonvilles.
Il n’y a aucune perspective d’amélioration. Bien au contraire,
l’explosion démographique, l’augmentation des dépenses
improductives, !’exacerbation de la concurrence, l’introduction des
nouvelles technologies font prévoir une aggravation galopante
du chômage aussi bien dans les pays dominants que dans ceux voués
à la sous-traitance.
Parallèlement, l’endettement des pays satellites « sous
perfusion » atteint des hauteurs vertigineuses. Il se chiffre
par centaines de milliards de dollars. Le Brésil, l’Argentine,
la Pologne, la Roumanie, la Yougoslavie, la plupart des pays d’Afrique
et d’Amérique latine travaillent en priorité pour l’exportation
afin de rembourser leurs dettes. Submergés par les déficits,
ils contractent de nouveaux emprunts pour payer les intérêts
des emprunts antérieurs. Il faut beaucoup d’optimisme pour penser
que cet échafaudage de cartes de crédit ne va pas finir
pas s’effondrer, et avec lui le commerce international.
Cependant la menace essentielle est ailleurs. De même qu’un train
peut en cacher un autre, la crise économique où s’enfonce
le monde en dissimule une autre beaucoup plus grave à terme,
la crise écologique.
L’ineptie de notre civilisation industrielle n’a jamais été
démontrée de façon aussi convaincante que dans
une récente étude sur le système alimentaire américain
réalisée par un groupe d’agronomes et publiée à
Washington en novembre 81 (1). On y apprend que pour chaque calorie
alimentaire consommée par les Américains, il a fallu dépenser
1 000 calories d’énergie, une énergie constituée
pour moitié de pétrole. Si le monde entier, dit le rapport,
devait se nourrir à la manière des Américains,
les réserves mondiales de pétrole seraient épuisées
en l’espace de 13 ans. Mais le bilan est encore plus alarmant si l’on
prend en compte les dégâts subis par la base productive,
c’est-à-dire la terre. Le rapport évalue à 6 milliards
de tonnes la terre arable perdue chaque année à cause
de l’érosion provoquée par l’exploitation intensive des
sols (monoculture, mécanisation, emploi massif d’engrais artificiels)
et aussi en raison du développement des constructions et des
réseaux de communication. La marée de béton engloutit
171 hectares à l’heure. Si l’on y ajoute les pertes causées
par l’érosion, on arrive à un total de 63 km2 mangés
chaque jour, soit 23 000 km2 par an, ce qui représente la superficie
de 3 à 4 départements français. Les auteurs de
l’enquête sont fondés à conclure que le système
agricole américain, crédité de performances spectaculaires,
est en réalité « un des plus destructifs de tous
les temps ». Nous sommes en train de détruire la base productive
sur laquelle se fonde notre « alimentation ». Une autre
spécialiste des questions agricoles. Susan Georges, aboutit à
des conclusions analogues. Elle prévoit que la crise alimentaire
mondiale sera le problème numéro un de la prochaine décennie.
LES YEUX OUVERTS
La plupart des économistes et tes politiciens ont choisi d’escamoter
ces paramètres irrécusables de notre système de
production. Et ils osent taxer d’illusionisme ceux qui dénoncent
leur incurie et leur aveuglement. Qu’ils craignent la colère
des peuples quand les yeux s’ouvriront ! « Les Yeux Ouverts »
(2), c’est précisément le titre du dernier livre de Marguerite
Yourcenar. J’en extrais ce passage, cent fois plus éclairant
que les ouvrages pesants des Diafoirus de l’économie : «
Quand je pétris la pâte (M. Yourcenar fait elle-même
son Pain), je pense aux gens qui ont fait Pousser le blé, aux
profiteurs qui en ont fait monter artificiellement le prix aux technocrates
qui en ont ruiné la qualité - non que les techniques récentes
soient nécessairement un mal - mais parce qu’elles se sont mises
au service de l’avidité qui en est un... ». Celle qui pourrait
bien être la Mère Sagesse du monde occidental, désigne
la plaie purulente de notre société : « ...la monstrueuse
exploitation de la science en faveur de l’avidité et de la violence
».
Comment ne pas souscrire à sa mise en garde et à ses vues
: « Les dangers qui nous menacent sont immédiats, physiques
et réduisent à presque rien les conflits idéologiques.
Si l’homme survit, ce qui n’est pas sûr, on pourrait rêver
d’une société post- industrielle, c’est-à-dire
n’utilisant plus des techniques que le minimum indispensable, société
post-capitaliste mais aussi post-communiste. »
Marguerite Yourcenar a raison. Il faut rêver. Mais il y a deux
sortes d’utopies : les utopies créatrices, novatrices et les
utopies passéistes et dégénératives, caractérisées
par l’impuissance à sortir des sentiers battus, des schémas
sclérosés. Or le monde est à un tournant où
il a un urgent besoin des premières pour s’adapter aux nouveaux
défis, pour définir de nouvelles normes, pour survivre.
Nous sommes résolument du côté des partisans de
l’imagination créatrice, de Bergson, de Teilhard de Chardin,
d’Edgar Morin d’Ernst Bloch, de Marcuse, de Mannheim, ce philosophe
des années 20, en rupture avec le marxisme, qui attribuait le
rôle historique décisif à une minorité transcendant
les classes sociales, « l’Intelligence sans attaches »
Nos positions ne sont plus isolées. Un article publié
dans le N° de novembre des « Temps Modernes » sous la
signature de Paul Vidonne s’intitule « Crise de la socialisation
marchande ». Sans nous étendre, disons qu’il se situe sur
la même longueur d’ondes que nos analyses, comme le montre cet
extrait : « La crise actuelle n’est ni une simple crise d’ajustement
comme pouvaient l’être les crises du XIXe siècle, ni une
crise du mode de régulation de l’économique comme l’a
été la grande crise de l’ayant-guerre : il s’agit, selon
nous, du début d’une crise de la forme marchande elle-même,
due à l’incapacité de la socialisation marchande de continuer
d’assurer le fonctionnement social. »
Il semble bien que le diagnostic de P. Vidonne, comme celui de Marguerite
Yourcenar, aille au fond des choses.
(1) Lire à ce sujet l’article de Robert Solé dans le
« Monde » du 13-12-81.
(2) N.D.L.R. - C’était aussi le titre du dernier livre de J.
Duboin, publié une trentaine d’années avant celui de M.
Yourcenar.