Sale fric, et fric sale
par
Publication : mars 1989
Mise en ligne : 15 mai 2009
Certes, de tout temps, on s’est servi de l’argent
pour acheter, corrompre, assassiner... Il est aujourd’hui à peu
près établi, par exemple, que la victoire de Valmy a été
achetée à Brunswick avec... 5 millions de livres et des
diamants de la fabuleuse collection de MarieAntoinette, dont le célèbre
Diamant Bleu de la Toison d’Or, retrouvé effectivement dans les
coffres du Duc après sa mort en 1806.
Mais l’essentiel n’est-il pas que Valmy reste la première grande
victoire de la République, fille de la Révolution, qui
a jeté l’absolutisme par-dessus le moulin. Je ne voudrais pas
porter une ombre inutile sur le Bicentenaire et j’applaudis avec Goethe
qui était à Valmy : « D’aujourd’hui et de ce lieu
date une ère nouvelle dans l’histoire du monde ». C’était
bien une révolution et non une simple révolte (1).
Je ne sais ce qu’embrassait en 1792 la vision de Goethe, mais il est
remarquable, pour nous distributistes, que la deuxième grande
Révolution, celle des progrès techniques - sans qu’elle
ait de liens patents avec la première - ait pris son envol à
peu près dans le même temps (2).
Or, deux cents ans après, comment sont traduits dans la réalité,
les généreux principes de la Déclaration des Droits
de l’Homme et du Citoyen, relayée par la Déclaration universelle
des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948, dont on vient -avec
quelle solennité !- de fêter les quarante ans !
Ce qui importe, ce n’est pas le « cinéma » Jack Lang
- en compagnie de Delon - dans « Questions à domicile, dans
la salle du Jeu de Paume à Versailles, s’il vous plaît !),
c’est l’état économique et social des pays qui se réclament
si fort des principes de 1789. J. Lang n’a pas parlé des 2.650.000
chômeurs de France dont plus d’un million non secourus (3).
C’est qu’après deux siècles, alors que la grande révolution
technique permettrait de concrétiser les ambitions de la grande
Révolution de 89, le sale fric et le fric sale empêchent
l’humanité d’entrer dans la Terre Promise, pourtant à
portée de main. On peut même dire que le règne du
fric atteint, en ce moment crucial pour le destin de l’homme, son apogée.
Je pense qu’il y a plus qu’une nuance entre sale fric et fric sale,
mais les deux conjugués font le malheur de notre temps.
Sale fric, celui qui ne sert que l’appétit de puissance, de jouissance
de quelques-uns, qui ne produit rien, qui se gagne en quelques heures,
quelques jours, comme les 400 à 700 millions raflés par
les condottieri qui se battent autour de la Société Générale.
Sale fric, ces millions gagnés par les « initiés
» : de gauche comme de droite, dans l’affaire Péchiney-Triangle.
Sale fric encore, le contrat qui accorde au responsable musical de l’Opéra-Bastille
-Opéra populaire à ce qu’on nous dit- 8 millions (exonérés
d’impôts par Juppé) plus voiture, appartement, déplacements
avion pour deux personnes et ce, pour 4 mois de travail ; quand 10 millions
de travailleurs, comme l’a reconnu Rocard lui-même, gagnent 6.000
francs ou moins par mois !
Dans le même domaine, sale fric, les cachets des stars du cinéma
-4 à 6 millions par film- alors que les cinéastes s’en
vont pleurant partout que le cinéma se meurt. Sale fric, les
salaires des vedettes d’une Télé qui trop souvent n’offre
à son public que des spectacles minables, alors que c’est ce
public qui paie, directement par la taxe ou indirectement par la publicité
incluse dans le prix des produits.
Fric sale, ces commissions de 10 à 20% versées
à Samir Traboulsi, passage obligé parait-il pour toutes
les ventes d’armes au Moyen Orient : ce qui lui a valu d’être
décoré de la Légion d’Honneur par Bérégovoy
en présence de 40 invités de marque ; tant il est vrai
que la Légion d’Honneur a été créée
en 1802 par Bonaparte pour récompenser les mérites civils
et militaires...
Fric sale, bien sûr ces milliards gagnés par les maffiosi
de la drogue qui ruine tant de jeunes santés ; mais bien plus
encore, fric sale, ces mêmes milliards qui auraient du mal à
s’écouler s’ils n’étaient blanchis par « l’Establishment
» bancaire américain ou suisse ; la Suisse, dont le Ministre
de la Justice doit démissionner parce que précisément
son mari banquier participe à ce petit trafic (bien qu’il le
nie évidemment) et que sont protégés les maffiosi
qui séjournent dans ce pays « bien tranquille » ; sur
la fiche de l’un d’eux, il était noté « Ne pas arrêter ».
Fric sale, celui dont la société Recruit, au Japon, a
bourré les poches d’hommes d’affaires et de politiciens au point
que trois ministres, dont ceux des finances et de la justice (tiens,comme
en Suisse !) ont dû démissionner. Mais le premier ministre,
dans le coup également, est toujours là. Notons que l’ancien
premier ministre est aussi mouillé... Comme ils sont beaux ces
représentants du peuple, ces ministres de la « Justice » !
Fric sale, celui de ces industriels allemands, couverts jusqu’à
l’extrême limite par leur « honorable » Chancelier,
qui ont permis que l’Irak utilise dans l’impunité et à
plusieurs reprises des armes chimiques contre l’Iran et les innocentes
populations kurdes. A la vue insoutenable des victimes montrées
à la Télévision, dont beaucoup de femmes et d’enfants,
gageons que ces industriels ont pu continuer, l’âme sereine, à
caresser leurs enfants, leur chat... Quelle différence avec les
bourreaux des camps de la mort ? Et les bonnes affaires continuent en
Lybie.
Fric sale, ces sommes fabuleuses dépensées par les sponsors
de rallye quand un motard, comme dans le Paris-Dakar, peut envoyer des
enfants à l’hôpital et continuer sa course, ou pire, dans
un récent rallye, un chauffard tuer deux personnes et rester
en piste. Fric oblige.Fric sale, celui qui permet d’assassiner l’écolo
qui s’opposait au défrichage sauvage de la forêt amazonienne.
Ce ne sont là que quelques exemples. La liste est si longue qu’on
ne parviendra jamais à la rendre exhaustive. Telle est la société
que secrètent les pays -tous les pays- où l’argent ne
sert pas à transférer les biens produits aux consommateurs.
Jamais sans doute autant qu’en cette fin de siècle, et plus précisément
en cette année du Bicentenaire de la Révolution française,
les milliards médiatisés n’ont donné une telle
nausée.
La gauche elle-même est éclaboussée : Boublil passe
ses vacances sur le yacht de Traboulsi et il s’étonne qu’on parle
d’affairisme de gauche et de gauche-caviar ! Pendant ce tempslà,
les braves militants « de base » collent les affiches de
ces messieurs.
Quand les millions de chômeurs, les sans-droits surtout, les 10
millions de travailleurs quasi-smicards ouvrirontils les yeux, à
défaut de pouvoir connaître l’économie distributive,
et balaieront-ils, comme leurs pères de 1789, les « princes »
qui ne produisent rien mais les maintiennent, par politiciens interposés,
dans une vie morne, et sans issue dans un régime marchand ?
La Bastille de 1989, c’est la Bourse (4). Jeunes Abondancistes -nous
avions 20 ans-, nous passions un soir devant la Bourse. Mon ami me dit :
« C’est elle qu’il faut raser. Ce n’est qu’après que l’Economie
distributive pourra voir le jour ». Quarante ans après,
la Bourse est toujours là, solide apparemment : à nous
d’ébranler, par une inlassable propagande, l’édifice,
en attendant le séisme qui le balaiera et permettra d’édifier,
avec les pierres du Temple, une deuxième colonne surmontée
cette fois d’un génie de l’EGALITE (5).
(1) Lors de la prise de la Bastille, le « bon
Louis XVI « s’inquiète auprès du Duc de Lian
court, grand Maître des cérémonies : « c’est
une révolte » - « non, Sire, répond le Duc clairvoyant,
c’est une révolution »
(2) 1769, première machine à vapeur de Watt et fardier
de Cugnot.
(3) Article 23 : « tout homme a droit au travail... et à
la protection contre le chômage.
Quiconque travaille a droit à une rémunération
équitable et satisfaisante lui assurant, ainsi
qu’à sa famille, une existence conforme à la dignité
humaine et complétée, s’il y a lieu,
par tous autres moyens de protection sociale ».
(4) Depuis le Krach de 1987, la Bourse a déjà repris 66
%.
(5) La colonne de la Bastille porte un génie de la Liberté.