Travail salarié : deux données centrales


par  J. ROBIN
Publication : décembre 1997
Mise en ligne : 2 décembre 2005

C’est avec une très grande joie que nous accueillons ici Jacques Robin, auteur de Changer d’ére [*], directeur de Transversales science / culture, animateur du groupe des dix et de la Maison Grenelle. Nous avons souvent parlé de lui, nous l’avons souvent cité, mais aujourd’hui il nous apporte sa contribution particuliére pour ce numéro spécial, qui traite d’un sujet qui est au cœur de ses réflexions.

L’article qui suit vient à point pour faire la liaison entre ces deux données centrales de notre temps : la fin d’un certain travail et la peur d’avoir la liberté de se consacrer à des activités nouvelles, déconnectées du souci de sa rentabilité financière :

Dans les innombrables débats sur le « travail », deux données sont mises à l’écart de manière quasi systématique : les effets inédits de la mutation technologique informationnelle née dans les années 1950 ; et l’interrogation prégnante du sens à donner à nos actions et à nos vies si le travail salarié continue de se rétracter.

Ces deux données contiennent selon nous les clés majeures si l’on veut maîtriser le bouleversement actuel qui affecte les “activités” humaines.

Entendons-nous d’abord sur la signification du mot “travail”. Nous reconnaîtrons ici à ce terme le sens courant qu’il a depuis trois siècles, depuis la révolution industrielle de l’ère énergétique : Ie travail, c’est l’activité déployée dans un emploi rémunéré (en général sous forme d’un salaire) dans le cadre de l’économie capitaliste de marché mis en place pour la production des biens et des services. Comme l’écrit André Gorz [9], « c’est un emploi à plein temps à durée illimitée de l’école à l’age de la retraite ».

C’est bien ce travail-là, cœur du lien social depuis trois siècles, qui est en voie inéluctable de disparition.

 La mutation
technologique informationnelle

A la veille de la Deuxième Guerre Mondiale, l’automatisation des machines énergétiques s’était répandue avec une si forte ampleur qu’un esprit averti et précurseur comme celui de Jacques Duboin pouvait prévoir “la grande relève du travail des hommes par la machine”. Mais il ne pouvait imaginer qu’au milieu du 20ème siècle, les humains acquerraient la capacité de saisir, dans les occurrences de la matière dans l’espace et dans le temps, une caractéristique inédite : on débusque à côté de la masse et de l’énergie, une nouvelle grandeur physique mesurable (dénuée de sens). Établie en “bits”, elle est dénommée avec maladresse : information. Elle fonctionne par des signaux, des codes, des mémoires, des langages. Des technologies inédites naissent de cette nouvelle connaissance : l’informatique, la robotique, les télécommunications informationnelles, les biotechnologies.

A l’ère énergétique se substitue alors progressivement l’ère informationnelle et à l’automatisation des outils et des machines succède une informatisation généralisée en réseaux des artefacts créés par l’homme. A côté de bien d’autres bouleversements que nous n’aborderons par ici, la logique des systèmes économiques en place et le travail salarié lui-même voient se briser progressivement leurs mécanismes :
- le champ économique s’étend de manière foudroyante dans l’espace et le temps, c’est la mondialisation ;
- les règles de l’échange économique traditionnel sont détruites : la commande informatisée (et/ou clonée) permet la duplication à faible coût et l’entrée dans le monde inédit de la reproductibilité semi-gratuite des biens comme des services ;
- la croissance du PIB et de l’investissement ne favorisent plus la montée de l’emploi à la grande stupéfaction des économistes orthodoxes ;
- surtout, le travail humain salarié (qui cesse d’être matériel pour devenir logiciel) est toujours de moins en moins sollicité pour produire toujours plus de richesses (biens et services).

L’économie capitaliste de marché sur laquelle est plaquée la mutation informationnelle ne fait pas bon ménage avec elle ; elle révèle ainsi son incapacité naturelle à réguler l’abondance possible dans la création de richesses quantitatives et à résorber les déséquilibres produits ; aussi le non-emploi, la précarité, la pauvreté se développent-ils à grande allure dans les pays développés en particulier là où l’on veut préserver la sécurité sociale et l’art de vivre acquis depuis un siècle. Et ce n’est que le début car la mutation technologique se poursuit. Partout dans le monde, un sombre avenir se dessine : la précarité de vie pour un nombre exorbitant de citoyens en contrepartie de l’enrichissement scandaleux de quelques-uns. La montée des violences de toutes sortes qui accompagnent cette situation font craindre à juste titre une implosion générale catastrophique.

Aussi longtemps que la signification de la mutation technologique informationnelle ne sera pas acceptée par les responsables ni expliquée à l’opinion publique, I’avenir si riche pour tous qu’elle pourrait offrir, sera barré ; et cela au nom de la défense d’une économie de marché incapable par nature de maîtriser toute situation d’abondance et de répartir des richesses qui ne cessent d’augmenter avec de moins en moins de labeur humain.

Il faut porter au compte des résistances au changement une autre donnée centrale : la peur panique de la majorité des citoyens envers une vie privée des repères fournis par l’existence du travail salarié.

 La grande peur
d’une vie sans travail salarié

Nous l’avons dit, les trois siècles qui précèdent ont axé sur le travail salarié le cœur du “lien social” : c’est en fonction d’un travail dans un emploi rémunéré que se dispense l’éducation dans la jeunesse : c’est lui qui par la graduation des revenus détermine les niveaux sociaux de la vie active ; c’est lui qui permet le financement de la retraite dans la dernière partie de la vie.

Si d’autres modes de répartition des richesses, assurant à chacun la disposition des richesses matérielles nécessaires à une vie confortable, se dessinaient, une interrogation ne manque toutefois pas de surgir : qu’allons-nous faire de notre vie ?

Keynes I’écrivait déjà en 1930 [21] : « [...] la lutte pour la subsistance nous paraît comme ayant toujours été jusqu’ici le problème primordial et le plus pressant de l’espèce humaine. Si le problème économique est résolu, l’humanité se trouvera donc privée de sa finalité traditionnelle... Pour la première fois depuis sa création, l’homme fera face à son véritable problème : comment employer la liberté arrachée aux contraintes économiques ? ».

Nous y sommes. Et c’est une grande peur qui surgit. Notre éducation, notre culture, ne nous ont pas préparés à une vie dans laquelle les activités collectives de production de biens matériels et de services ne seraient pas la partie centrale de nos actions ; nous n’avons pas appris à considérer le temps libre comme un bien en soi.

Keynes là encore le pressentait : « pendant longtemps encore, le vieil Adam sera si fort en nous que chaque personne aura besoin d’effectuer un travail afin de lui donner satisfaction. Trois heures de travail par jour par roulement ou une semaine de quinze heures peuvent ajourner le problème pour un bon moment ! ».

La mutation technologique informationnelle nous contraint dès aujourd’hui à nous poser la question : « quoi faire de notre temps libéré ? ». Le plus difficile, c’est la transition : le passage d’une économie de marché à une économie plurielle avec marché et monnaies plurielles, la structuration d’un tiers-secteur “quaternaire” [22], la répartition d’un revenu “suffisant” pour tous [9]...

Mais c’est avant tout l’obligation de transformer nos mentalités et nos finalités qui nous interpelle et qui entretient une angoisse sous-jacente.

Une vie axée sur le mieux être, la créativité permanente personnelle et collective, un autre art de vivre maîtrisant mieux le temps, le développement de la connaissance (non seulement scientifique, mais aussi artistique, symbolique...), l’enrichissement de nos rapports aux autres et à la nature, ouvriraient pourtant la porte à des modes de vie et à des pratiques sociales innovants et fructueux. Dans de multiples domaines : I’éducation, l’art, le sport, la connaissance du monde, la pratique de la santé, et surtout la créativité, dans des rapports renouvelés avec la matière et la nature, des chemins inédits d’enrichissement sont à notre portée. Mais il faut faire Ie saut dans cet inconnu et préparer les esprits des enfants à de telles activités humaines. Les actions humaines sont multiples, car elles répondent à des “besoins” différents. On peut, à la suite d’Hannah Arendt et Dominique Méda, distinguer quatre types d’activités non réductibles les unes aux autres :
- activités individuelles de culture, celles de connaissance, de formation, d’éducation, d’approfondissement de soi, de contemplation... ;
- activités individuelles familiales, amicales, amoureuses... ;
- activités collectives relationnelles au sens large, avec au premier plan les activités de participation à la vie de la société, à ses débats, à ses actions ;
- et enfin, activités collectives de production de biens matériels et de services qui jusqu’à présent étaient effectivement au centre de la majeure partie des préoccupations du plus grand nombre.

Cette “multiactivité” doit aujourd’hui être rendue possible par une “politique de civilisation”. La transition sera longue comme toujours lorsqu’un véritable changement d’ère se produit ; mais il est inéluctable de l’envisager pour un enrichissement de la vie humaine.

Nous sommes persuadés que les lecteurs de la Grande Relève, les “utopistes” de l’abondance sont, avec d’autres, les écologistes par exemple, parmi les mieux armés pour imaginer les étapes nécessaires au passage entre notre société productiviste de l’avoir, gaspilleuse du temps réfléchi et des rapports conviviaux, et la société planétaire en accouchement d’un autre modèle de développement et de conditions de créativité pour chacun et pour tous. Nous pourrions enfin fournir du “sens” à nos actions et à nos vies.


[*ouvrage publié au Seuil en 1989.


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