Anathème ou électrochoc ?
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Publication : avril 1982
Mise en ligne : 13 janvier 2009
J’AI cru que Christ était ressuscité ! C’est un terrible réquisitoire que Mgr Lustiger, Archevêque de Paris, vient de prononcerà l’occasion de la récente visite du Pape en Afrique Noire : « Nous perdons notre âme. Notre civilisation signe son arrêt de mort quand nous n’accordons pas aux Africains l’égale dignité des enfants de Dieu, quand nous voulons conquérir à notre profit le monde entier et ses richesses alors que Dieu les a donnés à tous les hommes pour leur bonheur... Une nation riche qui perd son âme est une nation de morts... Et une nation dont l’âme est morte, une culture qui a perdu ses raisons de vivre, des systèmes économiques et sociaux qui contredisent pratiquement les objectifs qu’ils se proposent, ne peuvent alors enfanter que le néant et la destruction... Peut-être est-il déjà trop tard pour que nos cultures et nos histoires échappent au germe de mort qui ronge notre coeur. Maladie mortelle, maladie doublement mortelle : homicide puisqu’elle fait mourir nos frères, suicidaire puisqu’elle nous détruit nous-mêmes. » (1)
C’est le ton des malédictions bibliques. On est très près de l’eschatologie de René Guénon qui voit dans la montée du matérialisme l’annonce de la fin des temps. Moins prophétique, le Père Elsa, missionnaire, cerne d’un trait plus précis le problème posé aux croyants : « En Afrique Noire, les tâches d’Evangile s’inscrivent dans une région du monde où les puissances d’argent ont décidé de faire de ce territoire une réserve d’esclaves et de main d’oeuvre à bon marché. Pour les Eglises, la question posée par cette situation est claire : chaque jour, au nom de l’Evangile, écrire l’histoire de la libération effective des opprimés. »
Le Père Elsa dit vrai. La situation est claire et la question
est bien posée, non seulement pour l’Afrique mais pour l’humanité
entière. Mais alors pourquoi le Pape, Chef suprême de l’Eglise,
du haut de l’Infaillibilité que lui confère les dogmes,
ne lance-t-il pas l’Anathème contre les fauteurs du génocide
? Pourquoi ne dénonce-t-il pas solennellement les Etats et les
systèmes économiques et sociaux qui bafouent cyniquement
les Droits de l’Homme ? Pourquoi ne frappe-t-il pas d’excommunication
Reagan et Brejnev, les affairistes de tous poils et d’abord les trafiquants
d’armes et les sociétés multinationales qui pillent et
affament les peuples du Tiers-Monde, comme la télévision
elle-même vient d’en faire la démonstration ? Avec tout
le respect et l’estime que nous lui portons, nous disons à Jean-Paul
Il Pasteur de la Chrétienté, qu’il ne peut pas se dérober
à la mission dont Dieu l’a investi. L’heure n’est plus aux homélies
lénifiantes. Il faut parler clair et fort. La plus haute autorité
spirituelle du monde occidental est seule capable de provoquer l’électro-choc
qui sortira l’humanité de sa torpeur. Faut-il rappeler au Pape
que le Christ, dans une circonstance au moins, n’a pas hésité
à recourir à la violence, lorsqu’il a chassé à
coups. de fouet les marchands du Temple ? C’était sa manière
d’exprimer sa réprobation à l’égard de l’économie
de marché...
Cependant d’autres voix s’élèvent pour donner l’alarme.
Europa Erwache ! Europe, réveille -toi ! C’est le cri que pousse
la jeune génération d’Allemagne occidentale. Divine surprise
! Concours inespéré. La nouvelle Allemagne semble avoir
rompu avec le démon de l’expansionnisme et du racisme. Elle se
bat aujourd’hui pour protéger la Vie, pour défendre les
arbres contre les engins destructeurs et les centrales nucléaires.
La montée du mouvement pacifiste est un phénomène
intrinsèquement sain. Les tentatives de manipulation dont il
peut faire l’objet ne sauraient dissimuler son importance historique.
L’Est et l’Ouest sont en crise. La faillite des deux systèmes
qui se partagent le monde n’a jamais été aussi manifeste
; ni aussi évidente la menace que fait peser sur la planète,
l’affrontement des deux Superpuissances qui les incarnent.
Entre deux formes de barbarie, entre le capitalisme sauvage et le socialisme
concentrationnaire, les hommes refusent de choisir. lis les rejettent
l’une et l’autre avec la même horreur. Le monde est à la
recherche d’une troisième voie. Les démarches erratiques
des peuples, à l’approche du troisième millénaire,
expriment une aspiration confuse vers des formes de socialisation délivrées
de l’oppression et de la compétition permanentes. Ni Jungle,
ni Goulag, une société à la mesure et au service
de l’homme !
Les deux superpuissances sont définitivement disqualifiées.
C’est à l’Europe et aux pays non alignés qu’il appartient
désormais de prendre en main les destinées de la Planète.
L’héritage humaniste et chrétien de l’Europe se découvre
des affinités avec les survivances traditionnelles des pays du
TiersMonde. La fascination qu’exerce les dernières tribus primitives
de l’Amazonie et de la Nouvelle-Guinée traduit la nostalgie d’un
monde non asservi aux « valeurs » de la société
productiviste dans l’une ou l’autre de ses versions, capitaliste ou
bureaucratique. En unissant leurs forces, l’Europe et le TiersMonde
peuvent s’interposer entre les deux colosses et mettre un terme à
leur confrontation suicidaire.
Nous avons été assez souvent critiques et même sarcastiques
avec le Président Mitterrand pour ne pas lui ménager notre
approbation quand il remet en cause l’hégémonie des deux
Grands (Yalta, c’est fini !) et surtout quand il affirme l’urgente nécessité
d’un nouvel ordre économique mondial. Même si ces déclarations
sont démenties par les prises de position effectives - on sait
que le Pouvoir socialiste est comme l’Enfer, pavé de bonnes intentions
- elles ne sont pas totalement inefficaces. Comme les admonestations
du Pape, elles contribuent à faire avancer l’idée que
la spirale mortelle où le monde est entraîné ne
peut être désamorcée si les rapports entre les hommes
continuent d’être soumis aux impératifs de la compétition
et aux mécanismes du marché. L’état de guerre économique
débouche inévitablement sur la guerre tout court.
François de Ravignan, agronome et disciple de René Dumont,
soutient à juste titre dans son ouvrage « Le monde de la
faim » que la meilleure façon d’aider les pays sous-développés
est de les déconnecter du marché mondial et de leur permettre
de disposer de leurs ressources pour satisfaire Ieurs propres besoins.
C’est ce que l’on appelle le développement autocentré
dont les multinationales ne veulent à aucun prix. Le mot d’ordre
« D’abord manger » lancé par Nyéréré,
Président de la Tanzanie, exprime fort bien cette stratégie
de développement qui vise à soustraire à la compétition
et à la dépendance, les économies fragiles du Tiers-Monde..
La lutte pour la Paix est étroitement liée à la
lutte pour une nouvelle organisation mondiale de la production. Une
citation empruntée à un ouvrage de Bertrand de Jouvenel
« La civilisation de la Puissance » me paraît de nature
à faire comprendre la gémellité des deux problèmes
: « On est tenté de rapprocher les entreprises d’investissement
des entreprises d’équipement militaire. Dans l’ordre militaire,
il y a course aux armements le souci n’est pas seulement d’avoir des
armes efficaces, mais d’en avoir qui surclassent celles des adversaires
possibles. Ce souci porte d’une part à l’innovation continuelle,
de l’autre au rebut des armes qui paraissent surclassées. De
ce comportement, celui des entreprises se rapproche d’autant plus qu’elles
s’adressent à un marché mondial et qu’elles sont plus
grandes. Comme dans l’ordre militaire, le souci de rivalité est
un principe de la consommation accélérée d’équipements
et explique l’énormité des dépenses d’investissement
qui constituent une part croissante de la dépense globale. C’est
ce que j’ai appelé le syndrome des Danaïdes auquel les groupes
nationalisés n’échappent pas plus que les autres.
Ainsi, une part croissante du produit social est engloutie dans des
équipements voués à une obsolescence accélérée,
au détriment de la rémunération des travailleurs,
du niveau de l’emploi et de la préservation de la biosphère,
c’est la fatalité inexorable du système marchand. Face
à cette Némésis, la pathétique conjuration
de l’Archevêque de Paris frappe juste. Elle interpelle tous les
hommes, croyants ou non croyants.
(1) « Le Monde » du 12-2-82.