Sur l’emploi du terme “sacré”

(GR 1131, p.8)

par  C. DUC-JUVENETON, G. EVRARD
Publication : juin 2012
Mise en ligne : 25 juillet 2012

Avec son article “La révolution est-elle encore possible ?”, paru dans notre précédent numéro (GR 1131), Bernard Blavette a ouvert un débat. D’abord par son emploi du terme de “sacré” parce que pour beaucoup, il reste associé à la religion. Mais pas pour la psychanalyste Christiane Duc-Juveneton :

Bravo à Bernard pour son texte qui soulève des points sur lesquels nous ne pouvons qu’être malheureusement et douloureusement d’accord. Oui, nous ne pouvons qu’avoir peur de cette chute du capitalisme, dont nous rêvons tant.

En revanche, la dimension du sacré telle que Bernard la définit me paraît très juste et pas tant que ça de l’ordre de l’intime. Elle fait partie de nous comme nos bons et nos mauvais côtés. Pour ma part, en tant que psychanalyste jungienne, ces dimensions de notre psyché ne me font pas peur, elles me sont familières. Jung disait, et on le voit dans la cure analytique, que le sacré a une place dans notre psychisme, que ce soit conscient ou inconscient. Et il fondait sur lui une partie de son optimisme (mesuré). Pour lui, la psyché ne peut rester longtemps dans l’unilatéralité (ici l’animal domestiqué) et il y a en nous "ce ressort" d’énergie vitale qu’il appelle "le soi" (dont le sacré, la spiritualité, l’image de Dieu, entre autres, en sont des représentations). Autrement dit, si ces images habitent notre psychisme, elles disent quelquechose de cette vitalité qui nous habite (à ne pas confondre avec la religion moralisatrice qui ne fabrique que des images de moutons bêlants, bien entendu). Soyons bien clairs, je ne vous parle pas ici de croyance ou de foi (qui sont des phénomènes avant tout individuels et des expériences profondément intimes et personnelles). Je vous parle de structures et de fonctionnement psychiques. Moi, je fonde mon espoir dans cette tendance de notre psychisme à aller vers l’avant, vers le renouveau, vers la vie plutôt que vers la mort... et elle apparaît là sous forme d’exigence de sacré, de quelquechose qui nous tire vers le haut plutôt que vers le bas, comme chez les Indignés. Sauf bien sûr à être trop malades, et là est toute la question : serions-nous déjà trop malades ??? La résilience n’est pas donnée à tout le monde... Une injustice de plus...

C. D.-J.

Dans le dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey suit l’évolution de l’emploi du terme “sacré” ; il rapporte, en substance :

Sacrer. Verbe introduit en français (vers 1155) avec le sens repris au latin de conférer un caractère sacré… au moyen de rites religieux. Son emploi actif a disparu.

• En revanche, le participe passé est demeuré très vivant… Employé seul vers 1200, il s’applique à ce qui est consacré à Dieu… Directement tiré du latin à la fin du XV° siècle, s’est employé jusqu’au milieu du XVI° siècle : il qualifie ce qui appartient à un domaine interdit et inviolable et qui fait l’objet d’un sentiment de révérence religieuse (XVII° siècle)…

Dans l’ancienne médecine, maladie sacrée se disait de maladies attribuées à une influence surnaturelle (1584)…

Au XVII° siècle, le mot s’applique aussi à ce qui concerne les cultes payens 1636) et, dans un sens plus moral que religieux, qualifie ce qui est digne d’un respect absolu (1640)…

Feu sacré se dit se dit au figuré (1777, Voltaire) de sentiments passionnés qui se communiquent chez les individus et avoir le feu sacré signifie « avoir foi dans son art » (1842).

Depuis le milieu du XVIII° siècle l’adjectif s’emploie avec une nuance d’admiration ou d’ironie et une valeur intensive… Il reste très vivant avec une valeur positive.

Du fait de l’ambiguïté étymologique de sacré, ou bien par antiphrase, il se dit (1788) pour « maudit, exécré », il est notamment utilisé pour renforcer un juron (sacré nom de Dieu, etc), souvent abrégé en cré (1832) d’où crénom…

En ce qui concerne le fond de l’article de Bernard Blavette, c’est-à-dire la possibilité que, dans le contexte actuel, le combat politique parvienne à mettre fin au capitalisme, Guy Evrard commente :

Cet article de Bernard Blavette est fondamentalement intéressant car il soulève la question de la pertinence du combat politique d’aujourd’hui avec des modes de pensée qui sont encore, peu ou prou, ceux des XIX° et XX° siècles. Pour coller davantage à cette référence au passé, je suggère même cet autre titre "De requiem en ave maria", faisant fi de l’acception du sacré que retient Bernard, qui écarte clairement toute référence à Dieu, en appelant néanmoins à l’intime et ses capacités de transcendance. Ces chants, dans leur association improbable, traduiraient en effet assez bien, me semble-t-il, le cheminement de l’article, du désespoir (la description de la société complexe qui nous rend totalement vulnérables) vers une fenêtre de lumière (graines d’un autre futur, semées à l’insu des pouvoirs d’aujourd’hui), dans la seconde partie du texte. Reconnaissons à Bernard clarté et ... lucidité.

Que penser de cette référence au sacré, que je préfère nommer à l’intime ? Nous savons bien que dans les temps difficiles de l’Histoire, il peut y avoir danger à laisser parler l’intime, à faire vibrer nos cordes spirituelles, avec le risque d’échapper à toute rationalité : les chants révolutionnaires (que j’affectionne pourtant), les chants guerriers, Richard Wagner, les grands meetings, pour ne pas dire les grand’messes (encore une référence au divin), qui n’ont d’autres buts que de souder et galvaniser les foules ou les troupes. Nous voici proches du glorifiant, de l’incantatoire, de la transe...

L’intime est donc cette dimension de notre liberté dont nous devons rester totalement maître, aussi bien dans le champ individuel que lorsqu’elle se conjugue avec celle des autres, dans les circonstances précédentes. L’intime est-il négociable ? La question est probablement sotte quand il s’agit de thérapie, destinée justement à aider l’individu à en reprendre possession. Mais contre la manipulation des consciences, pour l’engagement révolutionnaire ou l’engagement tout court, la réponse devrait être constitutionnellement NON.

Nous revoilà devant cette synthèse toujours impossible entre liberté individuelle et liberté collective, qu’il nous faut résolument affronter au cours du XXI° siècle, dans notre lutte contre le capitalisme et pour le renouveau des sociétés humaines. Le capitalisme se joue de l’une et de l’autre dans sa stratégie de classe, magnifiant la première au nom du dynamisme et de l’épanouissement humains, manipulant la seconde dans les situations tendues, au nom de l’intérêt supérieur du pays. Mais les authentiques défenseurs de la liberté, les peuples en lutte, agissent-ils autrement ?

Il nous faut donc affronter ce dilemme que pose finalement Bernard, car enfin, le rôle de La Grande Relève n’est-il pas aussi, au-delà de l’analyse des situations exaspérantes que génère l’approche néolibérale de l’organisation du monde, au-delà de propositions concrètes que tente de développer notre journal, de réfléchir, comme s’y efforce ici Bernard, à toutes les dimensions susceptibles d’ouvrir la voie ?

Oui, mais comment marier l’intime à la raison ? Pour ma part, je refuse l’appel public à toute transcendance. Celle-ci doit rester verrouillée au plus profond de chacun, cette part de liberté reconnue, mais secrète. Si j’aime un chant de révolte, ce n’est surtout pas pour partir à l’assaut. Peut-être tout juste pour le fredonner lorsque le monde aura changé de base. Non, c’est la force de la raison et de la paix qui doit convaincre. Et, même si notre démocratie d’aujourd’hui est insuffisante, comme nous ne cessons de le répéter, elle doit quand même être notre appui pour aller au-delà, pour ne pas retourner à cette barbarie où peut toujours nous entraîner le capitalisme lorsqu’il est traqué, comme l’évoque Bernard. Il faut s’en convaincre et convaincre, plutôt que s’en remettre à toute forme de transcendance, fut-elle secrète, comme seul espoir de trouver la force de changer le monde. D’accord, défendre la paix n’est pas si simple, demandez à Jaurès et à bien d’autres !

Et, pour revenir au présent, puisque le programme du Front de gauche, que nous avons considéré comme une avancée sur le terrain de nos idées, se réfère à « l’humain d’abord ! », pourquoi Bernard n’irait-il pas en discuter avec Jean-Luc Mélenchon et ses coéquipiers pour leur demander jusqu’où ils entendent mettre l’homme au centre de leur stratégie et surtout pas au centre du monde ? Et pourquoi ne pas élargir le débat à tout ce que l’université compte de philosophes (je n’ose dire positivistes) pour qu’ils nous aident à comprendre, à théoriser ? La réflexion est plus que jamais d’actualité, mais elle ne fait pas forcément bon ménage avec les urgences quotidiennes. Demandons aussi aux jeunes d’entrer dans cette réflexion, puisque c’est leur avenir dont il est question. C’est la meilleure façon de ne pas culpabiliser sur notre lâcheté. Nous avons aussi des circonstances atténuantes. Bernard sait et dit qu’il n’y a plus, de toute façon, de place au doute, si nous revendiquons un avenir.

G.E.

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