Travailler deux heures par jour
par
Publication : décembre 1977
Mise en ligne : 28 mai 2008
SOUS ce titre est paru, aux éditions du Seuil,
un livre collectif qui a l’énorme mérite de poser le vrai
problème pour l’immense majorité des travailleurs : l’habitude,
la religion du travail ; à tel point que nous y perdons toute
personnalité, toute possibilité d’observation critique
et que nous arrivons à croire qu’en travaillant plus nous vivrons
mieux, ce qui s’avère, réflexion faite, à l’opposé
de la réalité.
Plusieurs témoignages courageux permettent de comprendre. C’est
d’abord celui d’un ouvrier de la chaussure, astreint au régime
des 3 x 8. Travailler 8 heures d’affilée l’avait séduit,
parce qu’il s’était imaginé avoir ainsi plus de temps
libre. Il a compris quand il s’est aperçu qu’il était
tellement fatigué qu’il ne se contrôlait plus : «
Au bout d’un moment », explique-t-il, « tu arrives à
être tellement crevé que c’est plus ton esprit qui marche,
mais des flashes publicitaires... Intellectuellement, tu ne vaux plus
rien, d’abord pour la bonne raison que tu serais incapable d’écouter
quelqu’un ». Plus de vie affective, plus de relations humaines
; la hantise du boulot, la porte ouverte à tous les slogans et
à tous les racismes. L’annonce d’une réduction des horaires
fut ressentie comme une privation : « On va y perdre tant et tant
de fric ». Puis, petit à petit, ce fut la découverte
plus ou moins lente, d’une vie meilleure « et la notion de fric
a vachement perdu d’intérêt ». Et la réflexion
« Si il y a un truc dingue, c’est que d’un côté les
mecs bossent et de l’autre, d’autres gaspillent ».
Une ouvrière des chèques postaux décrit son travail
idiot. « Si je suis venue au mi-temps », explique-t-elle,
« c’est dans l’idée de pouvoir faire un petit peu autre
chose, de réfléchir plus... Avoir une chaîne Hi
Fi, ça ne m’intéresse pas ; mais ce que le veux c’est
avoir du temps pour vivre réellement, être avec les miens,
voir des amis avec qui on parle... La majorité des gens ne sont
pas prêts à ça et revendiquent ce travail comme
la valeur première de leur vie. Ils existent par leur travail,
par leur voiture, par leur paraître, mais ils ne pensent pas qu’il
y a plein d’autres choses à faire qui ne se voient pas mais qui
font qu’on est des êtres humains, sinon on est quoi ? Des espèces
de machines complètement hébétées, vides...
» Parlant de son père, « Il n’a existé que
par nous » constate-t-elle, « il est lui aussi d’un milieu
très pauvre, où on n’a que sa force physique à
donner : mais il n’a pas rempli sa tête et maintenant qu’il ne
peut plus travailler il est au bord de la dépression ; bien qu’il
soit fragile, il veut quand même travailler encore parce que ou
on travaille ou on meurt ». Elle a essayé d’amener ses
camarades de travail à comprendre, « Mais il y a cette
espèce de résignation, cette fatalité du travail,
qu’on ne veut pas remettre en question : je crois que c’est parce qu’on
ne veut pas SE remettre en question et envisager sa vie autrement, qu’on
est tout vide, tout creux. »
Un docker de Saint-Nazaire va plus loin. L’influence, pourtant curieusement
inavouée, de Jacques Duboin, apparaîtra à tous nos
lecteurs quand ils liront, par exemple : « Dans le mouvement ouvrier,
ça doit quand même être un objectif de réduire
le temps de travail, mais reste à trouver les moyens pour y parvenir...
Avec les machines, la mécanisation, tous les progrès,
de la productivité qu’il y a eu depuis 50 ans... c’est sûr
qu’on pourrait travailler beaucoup moins... La production s’est mise
à croître en même temps que le chômage. D’où
la crise... Palliatif : la destruction des marchandises ! Il y a eu
303 décrets votés entre 1929 et 1939 pour détruire
les marchandises excédentaires. Votés à l’unanimité,
députés de droite et de gauche, pour lutter contre une
surproduction généralisée qu’ils n’arrivaient plus
à éliminer. Et malgré cette augmentation de productivité,
les militants ouvriers ont continué avec les mêmes revendications
qu’avant : « garantie d’emploi » au lieu de « dissolution
salaire et emploi », et de se battre pour la garantie du salaire...
Moi, la mécanisation, je suis pour, je t’assure que je préfère
qu’il y ait une machine pour faire mon travail parce qu’autrement le
soir, tu sais, il n’y a pas besoin de me bercer ». Et ce camarade
montre par des exemples combien de boulots, des plus pénibles,
ont disparu déjà grâce aux machines. Il ajoute :
« une chose qui nous a frappés, quand on était sur
les bateaux à blé, il y avait plus de personnel pour le
rendre impropre à la consommation domestique (le « dénaturer
») que pour charger le navire ! » Et, pour lui aussi «
il n’y a pas d’égalité possible entre les hommes si il
n’y a pas au moins une égalité économique au départ
».
Une secrétaire explique que « réduire à la
bonne foi des personnes (parfois inconsciemment) de mauvaise foi, cela
a été une lutte personnelle » difficile.
Un retraité, qui commença à quatorze ans un apprentissage
de serrurier, remarque « Pourquoi les gens ne réfléchissent
plus, pourquoi ne prennent-ils plus de responsabilité ? Parce
qu’on leur mâche tout, même les choses les plus simples
». II omet ici d’ajouter« pour en tirer un profit ».
Mais ii conclut « Il y a des gens qui finissent par ne plus avoir
aucun intérêt à rien parce qu’on ne fait plus appel
à leur intelligence... Une fois qu’ils sont privés de
travail... il ne savent plus quoi faire... ils n’ont jamais pensé...
à la façon dont ils pourraient occuper leur temps, aux
services qu’ils pourraient rendre à la société...
Pour l’homme de 1976, être chômeur c’est pire que d’être
malade ! » Ce philosophe, plus sain d’esprit que nos économistes
et nos politiciens, tous réunis, sait que « Savoir vivre
dans un milieu, dans une société, sans en être l’esclave...
c’est déjà une richesse ». Il analyse tellement
bien le rôle joué par la publicité pour nous pousser
à l’aliénation au travail qu’il trouve cet exemple savoureux
: « Bientôt, si on invente un nouveau truc pour se torcher
je sais bien quoi, tous ceux qui ne l’auront pas se sentiront malheureux...
On esquinte tout pour une production de trucs qui ne sont même
pas utiles... quand on pense aux millions de travailleurs asservis bêtement
à des choses comme çà ! »
Ces témoignages sont tellement intelligents, tellement bien exprimés,
que c’est tout le livre qu’il faut lire et pas seulement ces quelques
extraits.
L’un des responsables de ce travail a pris la peine de se documenter, en scientifique, pour voir si oui ou non, il est absurde d’imaginer qu’on pourrait tous ne « travailler que deux heures par jour » et cependant produire assez. Cette recherche, si parallèle aux nôtres, l’a conduit bien évidemment à partager notre « utopie ». Il trouve ainsi le courage d’entrevoir une société sans profit, dans laquelle le travail nécessaire est partagé entre tous. C’est ce qu’il appelle le travail « lié », le distinguant du travail « libre » dont chacun pourra alors meubler ses loisirs en y trouvant l’épanouissement de sa personnalité. Il ne manque plus à ce projet que l’indication sur les règles économiques rendant possible cette répartition du travail et des revenus et qui constituent l’économie distributive. Mais l’auteur en a défini l’essentiel et a parfaitement compris à quel point sa réalisation passe par le prise de conscience de l’aliénation au sacro-saint PROFIT.