PIERRE MAUROY vient d’accorder au patronat un allègement des
taxes payées par les entreprises. Cette concession lui a été
dictée par son désir de « relancer l’économie
», de pousser les entrepreneurs à investir pour «
faire repartir la machine » avec l’espoir que cela, par miracle,
allait résoudre la crise sans qu’il soit nécessaire d’analyser
la nature profonde de la dite crise.
L’heure semble donc venue, où le pouvoir socialiste prend enfin
conscience de l’obstacle à ses aspirations que représente
le pouvoir économique et financier. Il avait cru pouvoir dire
aux entrepreneurs : investissez, donc économisez sur la main
d’oeuvre, continuez ainsi à faire des profits, puis remettez-moi
ces profits car il faut bien que je nourrisse les chômeurs que
vos investissements ont créés ! (Dr, le patronat, logique
avec ’ ’ )i du marché, estime évidemment que s’il investit,
c’est dans son seul intérêt : s’il remplace ses employés
par des machines automatiques, ce n’est pas avec l’intention de continuer
à payer leurs salaires, fut-ce sous forme de taxes. Même
si on invente encore des emplois, inutiles, pour faire semblant de rendre
utiles les chômeurs secourus !
Or cette loi du marché, qui rap
pelle celle de la jungle, est la loi du plus fort : pressées
par la concurrence de celles qui ont de gros moyens, les petites et
moyennes entreprises ont de plus en plus de mal à survivre. Comment
pourraient-elles contribuer, par des taxes, à l’entretien des
chômeurs, alors que la compétition les pousse à
la faillite ? La concession du gouvernement a été dictée
par la crainte de ces faillites. Mais il doit du même coup comprendre
que la loi du marché ne permet pas de compter sur les investissements
des entreprises pour distribuer aux chômeurs le pouvoir d’achat
qui devait relancer l’économie. Le pari qu’il en avait fait est
bien intenable.
*
Alors ? Va-t-il renoncer au changement promis, et revenir à
la politique économique que les Français ont massivement
rejetée le 10 mai dernier ?
S’il était tenté d’y songer, la situation des pays où
cette politique, dite aussi monétariste, continue à être
à l’honneur, est éloquente. Le Président Reagan,
par exemple, a choisi d’alléger les taxes aux Etats-Unis. Un
article de l’International Herald Tribune, de janvier dernier, titrait
« Les soupes populaires, aux Etats-Unis, rappellent la grande
dépression ». J’en traduis ici quelques passages :
« Pour la première fois, depuis de nombreuses années,
le col. Kinnett, responsable de l’Armée du Salut dans l’Ohio,
a commencé à se rappeler la Dépression. C’est le
genre de souvenir auquel vous cherchez à échapper, dit-il,
et pourtant il y a de plus en plus de jeunes gens et de femmes qui n’auraient
jamais pensé avoir un jour besoin de la charité d’un repas
ou d’un colis d’épicerie. Mais cette région industrielle
est en train de chanceler et la honte apparaît sur leurs visages.
Nous l’entendons sans cesse. Ils disent : « Vous savez, je n’ai
jamais eu à demander quoi que ce soit jusqu’à maintenant
- et je n’aurais jamais pensé que j’aurais un jour à être
ici ».Les hommes et les femmes qui ont perdu leur emploi dans
la plus grande dépression industrielle de cette région,
depuis des décennies, viennent en nombre de plus en plus grand
s’asseoir sur les bancs grossiers des soupes populaires installées
dans des églises et des centres communautaires... Le nombre de
gens qui vinrent pour des repas gratuits en cette fin d’année
a doublé par rapport à l’an passé...
« Sur le plan national, l’Armée du Salut estime que la
demande de repas gratuits a augmenté de 10 à 30 % par
rapport à l’an dernier et dos entretiens avec les directeurs
de ses centres confirment le schéma apparent : les foules affamées
sont plus jeunes, et plus nombreuses sont les familles avec enfants
dont les parents ne trouvent pas de travail.
« Leur histoire est habituellement la suivante : le père
travaillait chez Chrysler, ou à la General Motors, ou chez Ford,
il a été licencié et ils ont épuisé
toutes leurs ressources. Un responsable du Milwaukee commente : «
il y a cinq ans, on pouvait estimer que 95 % des vagabonds devaient
leur situation à l’alcool ou à une drogue quelconque.
Aujourd’hui 70 % de nos hôtes ne sont que des sans-abri et des
sans-travail. Ils ne sont pas à la rue par choix mais à
cause des forces économiques et politiques. Pour nos hôtes
aujourd’hui, être au chômage est une réalité,
ce n’est plus une exception. »
Le journaliste de l’International Herald Tribune exprime la conclusion tirée par de nombreux organisateurs de repas gratuits : « Les coupes opérées dans le programme social par l’administration Reagan, avec pour objectif la revitalisation de l’économie nationale en réduisant les dépenses du gouvernement, sont largement ressenties... ».
*
On pourrait croire, à lire ces lignes, que les Etats-Unis viennent
de traverser une crise de disette, qu’une catastrophe quelconque a détruit
leurs récoltes. Le correspondant du Monde rapporte, le 16 avril,
qu’il n’en est rien. Sous le titre « Crise chez les fermiers américains
», voici ce qu’il écrit :
Washington. - Les agriculteurs américains s’arrachent les
cheveux. 1982 sera, disent-ils, leur pire année depuis la grande
dépression ; on prévoit un revenu agricole net compris
entre 13 et 18 milliards de dollars contre 22,9 milliards en 1981. En
monnaie constante, cela représenterait le tiers des gains de
1975. Et en dollars courants, la moitié de ceux de 1979.
La crise est due essentiellement à la surproduction. Comme si
les progrès techniques dont le Middle-W est avaient tant profité
commençaient à se retourner contre lui. Les récoltes
de l’année dernière ont battu tous les records, d’où
des surplus considérables et des baisses sensibles de prix.
Tandis qu’un nombre croissant de gens meurent de faim, les fermiers s’arrachent les cheveux de ne pouvoir vendre leurs productions ! Il n’y a plus rien à espérer d’une économie régie par le marché. La loi du profit a fait son temps. La seule solution pour sortir de la crise est bien de supprimer salariat et profit afin que l’économie soit directement contrôlée par les besoins humains. N’est-ce pas la plus naturelle des motivations, que la compétitivité a complètement dénaturée ?