Encore un rêve qui s’envole
par
Publication : mai 1985
Mise en ligne : 9 mars 2009
Dans l’esprit des conjecturistes, des économistes
de tous bords et autres pythonisses, le secteur tertiaire (ou secteur
des services) devait assurer la relève du secteur secondaire
(ou secteur industriel) comme ce dernier était venu lui- même
relayer opportunément le secteur primaire (l’agriculture) qui
se débarrassait d’une main-d’oeuvre rendue désormais excédentaire
par le développement du machinisme agricole. Il semble (et ce
n’est pas pour nous étonner) qu’entre secondaire et tertiaire
le passage ne se fera pas aussi facilement. C’est ce que décrit
le « Nouvel Economiste » du 25 janvier 1985 dans un article
intitulé « La fin de l’ère tertiaire ». L’auteur
de l’article commence ainsi :
« Isolés dans leur tour de verre de La Défense,
ils n’ont pas voulu croire à l’impensable. A la seule idée
qu’ils allaient faire l’objet d’un train de licenciements, 350 ingénieurs
ou cadres de Technip, le géant de l’ingénierie, séquestraient
tout leur état-major. On ne licencie pas les gens que l’on retrouve
dans les mêmes restaurants. Souci des convenances ancré
dans une réalité historique autant qu’économique
: en France, les « Trente Glorieuses » furent celles du bureau
plus que de l’usine. La crise a beaucoup plus dégraissé
les « cols bleus » que les « cols blancs ».
En plein écroulement de la sidérurgie, Sacilor et Usinor
repeignaient de neuf leurs sièges sociaux au moment où
ils fermaient leurs usines. Aujourd’hui, les repreneurs de Creusot-Loire
récupèrent d’abord l’actif industriel et inscrivent les
bureaux parisiens au passif, rayant sans états d’âme des
centaines d’emplois du « tertiaire » haut de gamme. Les planqués
deviennent les plaqués. L’univers disparate des services, cette
masse d’emplois qui ne se trouvent ni dans l’agriculture ni dans l’industrie,
donne aujourd’hui des signes généraux d’essouflement.
Au cours des vingt dernières années, 72 millions d’emplois
tertiaires ont été créés dans l’OCDE, alors
que l’emploi total augmentait de 60 millions. Depuis 1975. malgré
la brillante exception américaine, l’écart se rétrécit
: 23,5 millions contre 22. Les postes perdus pour les ajusteurs se retrouvaient
chez les assureurs, les mineurs bifurquaient dans le nettoyage, etc.
Mais aujourd’hui, fini ce gigantesque transfert. Dans le monde du bureau,
l’horizon aussi se couvre. Le tertiaire continuera à créer
des emplois. Mais moins qu’avant, moins qu’ailleurs. Médecine
trop douce pour vaincre le « cancer du chômage ».
L’âge d’or du tertiaire, que les économistes voyaient prendre
harmonieusement le relais comme pourvoyeur d’emplois de l’agriculture
mécanisée du XIXe siècle et de l’industrie automatisée
au XXe, toucherait-il à sa fin avant même le XXIe ? La France
peut-elle être l’Amérique ? Là-bas, c’est le «
miracle tertiaire » qui a sauvé les Américains du
chômage. Six millions d’emplois créés depuis octobre
1982, plus de quatre millions pour les seuls services. Décrivant
le meilleur des mondes du travail en 1999, le Bureau of Labour Statistics
cite comme métiers vedettes les gardiens d’immeuble, les coursiers,
les secrétaires, les employés, les infirmiers et autres
chauffeurs de poids lourd. Vision peu exaltante des « services
», mais numériquement non négligeable. Même
si les plus forts taux de croissance concernent les cols blancs du binaire
: la population des analystes, programmeurs, opérateurs et techniciens
de maintenance informatique doublera d’ici à 1999. »
En France, le Commissariat au Plan prévoit que les services resteront
créateurs d’emplois dans les années à venir (12.000
à 27.000 créations nettes d’emplois par an d’ici à
1988) mais l’INSEE annonce de son côté que l’industrie
manufacturière perdra à elle seule 140.000 emplois en
1985. Ce qui fait un rapport création/suppression voisin de 10 !
Depuis 1977 le commerce de gros alimentaire ne cesse de perdre des emplois
(-3,3 %) et dans le petit commerce le nombre de faillites s’accroît.
Les effectifs des banques et des assurances ont augmenté moins
vite (8,9 % et 9,2 respectivement) que l’ensemble du secteur tertiaire
(14,6 %) si bien qu’aujourd’hui les cris d’alarme se multiplient devant
la révolution informatique : « Il y a 10 à 15 %
de sureffectif dans les banques » disent les patrons du Crédit
du Nord et du Crédit Lyonnais. « 60.000 emplois seront supprimés
dans les banques d’ici à 1990 » précise M. David
Dautresme, directeur du Crédit du Nord. « Dans une branche
où les 2/3 des dépenses d’exploitation correspondent à
des dépenses de personnel, une « adéquation »
des effectifs aux tâches sera nécessaire » souligne
élégamment le président de l’Association Française
de Banques. Qui plus est, les experts prévoient qu’avec l’informatique
les petites agences bancaires vont évoluer vers des agences automatiques
où les transactions seront réalisables en libre service
et sans manipulations d’espèces. Ce n’est donc pas dans ces secteurs
qu’il faut attendre des créations d’emplois.
Dans l’ingénierie, l’heure est aux concentrations et aux allègements
d’effectifs : sur 20.000 emplois, 2.000 ont disparu rien qu’en 1984.
Bref, malgré un certain besoin du côté de l’ingénierie
informatique et de l’audiovisuel, les perspectives ne sont pas roses.
« Seule certitude, écrit le journaliste du « Nouvel
Economiste », les services resteront les premiers créateurs
d’emplois d’ici à 1990, en Europe, mais à un rythme bien
inférieur à celui des Etats-Unis, du Canada ou du Japon.
Encore faut- il souligner que dans ces pays où les emplois industriels
stagnaient, le transfert massif des emplois vers le secteur tertiaire
s’est traduit par des gains de productivité médiocres
(aux Etats-Unis la productivité dans le commerce stagne depuis
1979, elle n’augmente que de 0,3 % dans les banques et les assurances
et de 0,6 % dans les services marchands alors qu’elle progresse de 1,6
% dans l’industrie manufacturière qui n’est pourtant pas un modèle
de productivité). Un autre aspect négatif de ces transferts
d’emplois aux Etats-Unis et au Japon, c’est la dualité du marché
du travail « Dans l’industrie, les salariés, fortement
syndicalisés et protégés par des conventions collectives
avantageuses, renforçaient leurs positions. En outre, les conditions
de travail des cols blancs se dégradaient. Les salariés
des services - souvent des femmes - ont servi d’amortisseurs aux formidables
à-coups de la conjoncture américaine. Derniers embauchés,
premiers licenciés, avec des salaires nettement inférieurs
à la moyenne du secteur industriel. La flexibilité du
travail n’y est pas un vain mot. La durée hebdomadaire a été
abaissée à 32 heures dans les services et les commerces,
certains étant ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Le partage du travail « job sharing ») s’y développe
rapidement, afin d’éviter les licenciements. Les salariés
de United Airlines ont ainsi sauvé 200 emplois. Le job sharing
est pratiqué dans 12 % des banques, mais seulement 2 % des industries
manufacturières.
Après toutes ces tristes constatations, que croyez-vous que conclut
le journaliste du « Nouvel Économiste » ? Que tout
continuera comme à présent :
« Les économistes de l’an 2050 liront vraisemblablement
avec scepticisme l’abondante littérature consacrée au
clivage entre l’industrie et les services au XXe siècle. La prolifération
du « fourre- tout » tertiaire (qui représente déjà
70 % du PIB américain) aura vraisemblablement phagocyté
l’industrie, ne laissant subsister de façon autonome qu’une frange
du secteur agricole. Et encore... Les multinationales du siècle
prochain vendront indifféremment des biens et des services. Signe
de cette évolution : la National Steel Corp., l’un des grands
sidérurgistes américains, vient de changer de nom pour
devenir la National Intergroup Inc. Un changement de patronyme qui accompagne
une diversification vers l’énergie, les services financiers ainsi
que la distribution. Demain, Usinor dans la télématique
et Nordmed dans le grand commerce ? Le tertiaire est mort. Vive l’industrie
du troisième type ! »
Il oublie de nous dire si le problème du chômage aura été
résolu, combien et comment on travaillera, quel sera le niveau
de vie des populations et... celui des travailleurs au rabais, etc.
Autrement dit, il ne conclut rien, comme d’habitude, après pourtant
avoir analysé correctement la situation. On peut, par contre,
trouver quelques réponses plus précises dans ce qu’écrivait
récemment le directeur du marketing de Wang Laboratoires Inc.
(une société fabriquant du matériel informatique)
dans un article intitulé : « L’impact de la bureautique
sur les travailleurs de la connaissance » (Globe com, Atlanta,
1984) : « A mesure que le travail deviendra plus facile à
faire grâce à la technique, la productivité continuera
à croître progressivement.
La durée moyenne de la semaine de travail diminuera de sorte
qu’au début des années 1990 ceux qui iront encore travailler
au bureau n’y seront que 30 heures par semaine. Nous ne travaillerons’
probablement que quatre jours par semaine et nous aurons treize semaines
de vacances par an. Ceci pose d’autres problèmes de société,
tels que l’utilisation du temps de loisir... Le travail bénévole
peut ainsi devenir une option plus réaliste quand nous n’aurons
plus à nous rendre chaque jour au travail. »
Dommage que le directeur de Wang ne nous parle pas, lui non plus, de
revenus mais son analyse montre au moins comment va évoluer la
société. Après tout, c’est peut-être ainsi
qu’on s’acheminera vers l’économie distributive !