Toujours les excédents
par
Publication : mars 1981
Mise en ligne : 21 octobre 2008
A Valognes, dans la Manche où, en décembre dernier, il
venait remettre le prix Alexis de Tocqueville au sociologue américain
Riesman et, par la même occasion, dire aux foules accourues sur
son passage tout le bien qu’il pense de lui-même et du libéralisme
avancé dont il est le plus illustre propagandiste, M. Giscard
d’Estaing a été plutôt fraîchement accueilli.
Selon les gazettes, des centaines de manifestants - allez savoir pourquoi,
peut-être pour se réchauffer - sont venus troubler la cérémonie
en criant : « Giscard y en a marre ! ». Et pour montrer
que dans la Manche on n’est pas manchot, ils ont lancé des pommes
pourries, probablement excédentaires, sur le cortège officiel.
L’une d’elles, une erreur de tir sans doute, a même atteint le
falzar du président qui a été légèrement
maculé.
Ce n’est pas grave. Giscard en aura été quitte pour se
payer un autre pantalon et en mai prochain ses électeurs se chargeront
peutêtre de lui fournir la veste. La prochaine fois il mettra
son pull-over à col roulé. Le plus grave c’est ce qu’a
dit Giscard. Car ce petit intermède non prévu au programme
des réjouissances ne l’a pas empêché d’y aller de
son discours. Il était venu pour ça. L’auteur de «
Démocratie française » a parlé, comme il
se doit, de M. de Tocqueville auteur de « La démocratie
en Amérique » et que l’on dit fondateur de la science politique.
Une sorte de Raymond Barre du XIXe siècle, de libéral
avancé avant la lettre. Dommage que ce Tocqueville soit mort
depuis longtemps. Giscard aurait pu en faire son premier ministre pour
nous sortir un bon coup du merdier dans lequel le premier économiste
de France nous a mis. Mais ça, le président, qui est poli,
s’il l’a pensé, ne l’a pas dit.
Ce qu’il a dit, en revanche, sur le bilan globalement positif, comme
dirait l’autre, du giscardisme, ne nous change guère des discours
que l’on entend depuis sept ans et des satisfecit qu’il se décerne
généreusement chaque fois qu’il a l’occasion de tenir
le crachoir. Pour moi, je n’ai retenu de la longue profession de foi
du président que cet aveu pour le moins inattendu. « Je
suis un libéral inguérissable ».
Ça m’a fait un choc. Certes, je me doutais que cela n’allait
pas très fort depuis un moment. Depuis son voyage au Mexique,
dont je crois vous avoir parlé, Giscard n’avait plus la grande
forme. Etait- ce le surmenage ? On attendait chaque jour un-bulletin
de santé pour nous tranquilliser. Cette phrase ne nous rassure
pas. S’il ne s’agissait que d’un peu de déprime il n’y aurait
pas lieu de dramatiser. Cela se soigne. Rien de tel qu’une cure de Beaujolais,
quelques semaines de repos à Brégançon, un safari
en Afrique du Sud, pour retrouver la forme. Et rester quinze jours sans
voir la tronche de Raymond Barre, ça vous remonte le moral. Mais
si, comme je le crains, c’est la grosse tête, et surtout s’il
s’agit d’une rechute, cela devient sérieux. Ce n’est pourtant
pas une raison pour désespérer. La science du XXe siècle
a fait d’extraordinaires progrès en médecine comme dans
tous les autres domaines. Le cas du président Giscard, quoiqu’il
dise, n’est plus aujourd’hui incurable. Grosse tête ou pas, quelques
mois de traitement intensif par des spécialistes dans un hôpital
psychiatrique auront raison de son mal. Ça durera ce que ça
durera, mais il s’en sortira. Toutefois je tiens à le mettre
en garde ; qu’il reste en France. Surtout qu’il n’aille pas se faire
soigner en U.R.S.S. comme c’est devenu la mode, sous prétexte
que les savants russes sont à la pointe du progrès dans
ce domaine et réalisent des guérisons spectaculaires.
Les soviétiques seraient capables de le garder une fois guéri
et de nous refiler Brejnev.
Cela dit, et réflexion faite, dussèje décevoir
Giscard, ce n’est pas lui le plus malade. C’est la civilisation du XXe
siècle. Héritière des structures économiques
des siècles passés elle n’a pas su s’adapter aux progrès
foudroyants des sciences et des nouvelles techniques de production et
reste, avec les grosses têtes qui nous gouvernent, incapable de,
résoudre le problème de simple bon sens devant lequel
les hommes se trouvent confrontés : la misère dans l’abondance.
Le malade, c’est le libéralisme avancé. Avancé
au point qu’il est en pleine décomposition comme un vieux camembert.