Capitalisme et pensée occidentale

Débat
par  F. CHATEL, M. BERGER
Publication : octobre 2018
Mise en ligne : 6 février 2019

Le mois dernier, dans son article intitulé “Le lapin se rebiffe”, François Chatel revenait sur l’idée qu’il a déjà développée dans “L’ennemi public N°1 : la pensée occidentale”. Pour lui, si l’humanité ne parvient pas à mettre fin à sa course suicidaire vers le “toujours plus”, c’est la fausse croyance, profondément ancrée dans l’idéologie occidentale, selon laquelle la nature pousse irrésistiblement les êtres humains à préférer la lutte malsaine de tous contre tous au partage et à la solidarité.

  Sommaire  

— Ton article sur la filiation entre la civilisation occidentale et le capitalisme suscite beaucoup de commentaires et j’avoue qu’il m’a beaucoup interloqué  :

Pour moi, les mots “civilisation occidentale” évoquent toute une culture  : de Platon à Marx en passant par Spinoza, Erasme, Voltaire et Bach, et Beethoven, et Dante et Michel Ange, et le Panthéon Romain, Sainte Sophie, et je pourrais en écrire des pages. La résumer à l’apologie de la guerre et au capitalisme triomphant m’a donc un peu étonné. Cela dit un article sur un tel sujet oblige à beaucoup d’impasses. Si j’ai bien compris ta thèse, les sociétés primitives (antérieures à la civilisation) fonctionnaient sur le mode du partage et de la coopération, contrairement au monde civilisé, qui vit sur celui de la domination et de la compétition. Tu fais référence à de nombreux travaux scientifiques sur le sujet et cette thèse apparaît donc assez crédible.

Ton évaluation du temps me laisse cependant un peu rêveur, car je le crois relatif et l’idée d’une unité de durée qui le rendrait comparable me semble contestable.

Quant à la violence apportée par la civilisation, j’étais convaincu qu’elle était une des sources de l’émergence de la race humaine et non un avatar de notre prétendue civilisation occidentale.

J’avais apprécié en son temps l’apport de René Girard (la violence et le sacré) sur le désir mimétique et la volonté d’appropriation, toutes pratiques très anciennes qui me semblaient bien antérieures à notre civilisation.

Cela dit je ne conteste pas la profonde perversion du monde capitaliste, alors que la coopération domine peut-être encore dans le peu qui reste des sociétés primitives, et donc que nous serions avisés de nous en inspirer. Mais notre regard sur elles n’est-il pas un peu naïf ?

Une petite anecdote personnelle  : je fus chargé, dans les années 1995, par le gouvernement marocain d’une étude de Schéma Directeur d’Aménagement Régional du Sud Marocain. Il s’agissait d’établir un plan destiné à apporter à une région un peu déshéritée les bienfaits de la civilisation…

Je me souviens d’une après-midi privilégiée ou je fus reçu par les édiles d’un petit village. On me le fit visiter ; le calme était absolu, la palmeraie ombragée, les oiseaux chantaient, l’eau coulait doucement dans les canaux d’irrigation. On m’expliqua que toutes les parcelles était alimentées, chacune à son tour. La coopération de tous était exemplaire. L’image était paradisiaque, celle d’une société frugale, aimable, où chacun respectait les autres et où tous étaient égaux. On y travaillait peu, à peine quelques semaines par an ,au moment des semailles et des récoltes, mais on y vivait bien.

J’étais plus ou moins chargé de leur annoncer un programme gouvernemental ambitieux  : création de routes, de barrages, de forages dans les nappes phréatiques, d’investissements dans l’agriculture et l’industrie alimentaire pour créer des emplois. Je ressentis alors toute la vulnérabilité de cette douceur de vivre. Contribuerai-je à la faire disparaître ? Cependant mes hôtes étaient tous des hommes mûrs. Pourquoi si peu de jeunes  ? On me répondit que la plupart étaient partis en ville, car ils aspiraient aux voitures, aux téléviseurs et autres attributs d’une civilisation si contestable.

On ne voyait non plus aucune femme, situation banale dans le Maghreb.

Sauf qu’en regardant au loin je voyais des tas de bois se déplacer lentement sur des chemins difficiles. Sous chaque tas de bois il y avait une femme qui devait tous les jours parcourir des distances de plus en plus grandes pour chercher du combustible. Les maigres buissons qui poussaient aux confins de l’oasis avaient été depuis longtemps surexploités, et les ressources énergétiques devenaient de plus en plus lointaines.

À y bien regarder, cette petite société m’apparut tout à coup beaucoup moins exemplaire…

Cela dit, je suis convaincu comme toi que l’hyper capitalisme nous conduit dans le mur, et que nous aurions à apprendre des sociétés dites primitives.

Mais comment éradiquer le capitalisme  ?

Je ne trouve rien de très convaincant et nos incantations me semblent bien impuissantes devant l’ampleur du problème.

Réponse de François Chatel :

Je vais commencer par répondre à Michel sur l’origine européenne du capitalisme. Comme je l’ai indiqué dans mon article L’ennemi public n°1, la pensée occidentale, (GR 1179), le monde occidental s’est érigé progressivement à partir du Néolithique par l’utilisation gratifiante de la conquête de territoires et de butins, donnant naissance aux supports de cette civilisation  : la guerre et le commerce (théorie déjà émise par Benjamin de Constant-Rebecque en 1813, dans De l’esprit de conquête et de l’usurpation).

En Orient, l’exercice du confucianisme, philosophie respectée par les différentes dynasties, n’a pu permettre l’émergence du capitalisme, l’État contrôlant l’économie et la politique.

Par contre, en Europe, puis en Amérique, le protestantisme (religion professant l’individualisme) en a favorisé l’expansion en faisant de la richesse une glorification de la création divine, à partir des succès commerciaux (avec l’Orient entre autres) obtenus par Venise, Amsterdam, Londres, etc., puis New-York. Dès le 13ème siècle, c’est bien le marché externe, forme de guerre "civilisée", comme source de débouchés et d’approvisionnement qui, en commercialisant l’économie, a permis le développement technique par l’utilisation des inventions chinoises (le gouvernail, la boussole, le papier, l’imprimerie, la roue à aubes, le harnais, la poudre à canon, la brouette, le forage, le sismographe, la porcelaine, la soie, l’horloge, …) et arabes (arithmétique, médecine, pharmacopée, géographie, progrès dans l’agriculture, l’hydraulique, l’optique et l’astronomie,…) etc., et la mise à disposition d’une force de travail par l’accaparement des terres (cas des enclosures…). Cette évolution vers le capitalisme reste le fruit d’un état d’esprit conditionné par la gratification apportée par la conquête.

Le progrès technique en est le fruit puisque la guerre demande la supériorité des armes sur le belligérant.

Le besoin de domination et d’exploitation de la nature en est une autre conséquence, qui s’inscrit dans la logique du développement du capitalisme. Le capitalisme (ou les capitalismes) est bien lié à l’histoire de l’Europe dont l’origine culturelle remonte à la Mésopotamie.

Le pouvoir et une hiérarchie sociale (dominants et dominés) n’aboutissent pas obligatoirement, comme semble le dire Michel, au capitalisme. Des conditions particulières d’évolution technique et culturelle sont nécessaires. Importance de l’accumulation des biens, contrôle et comparaison des valeurs, idée d’échanges avec profit, utilisation des progrès techniques pour le commerce et la guerre, utilisation de la comptabilité et du prêt à intérêt, existence de la propriété privée des moyens de production, exploitation de la force de travail pour produire, etc…

Après la colonisation, la mondialisation néo libérale s’inscrit dans la poursuite des conquêtes entreprises par le monde occidental en forçant les autres peuples à s’y conformer. Le capitalisme est donc bien un mode d’emploi exporté.

 

À propos de la sortie du capitalisme et des moyens pour y parvenir, j’ai écrit qu’il n’est qu’un système, qu’il est issu d’une "fausse route", qu’il n’est pas une fatalitée puisque son origine ne remonte qu’à, disons même 5.000 ans, ce qui n’est qu’une broutille dans la durée de l’existence humaine.

De plus sa mondialisation m’apparaît comme bénéfique en ce sens que sa chute inévitable s’établira à l’échelle de la planète, donc que la réforme n’en sera que mieux globalisée. N’oublions pas que pendant des centaines de milliers d’années, l’homme a été formé au communisme primitif et que les connaissances actuelles montrent la prédominance de la coopération et de l’empathie dans l’esprit humain. Avant sa confirmation, cette idée a été avancée par Charles Darwin dans La filiation de l’Homme, puis, afin d’effacer la falsification des écrits de Darwin par ses contemporains (Spencer, Dalton, etc...), elle a été réhabilitée par Patrick Tort.

La situation actuelle rappelle celle de l’île de Pâques, monde isolé dans le Pacifique comme notre planète l’est dans le cosmos. Alors, disparition de la civilisation ou issue par un changement de système économique, comme le relate Jared Diamond dans Effondrement  ?

On pourrait dire  : « à nous de choisir  ! » Mais en fait, il n’y a et n’y aura pas de choix. à mon avis, il ne peut y avoir qu’une prise de conscience ou bien le mur.

Ne comptons pas sur les gouvernements actuels pour posséder la lucidité suffisante et engager un mouvement du navire vers un "bâbord toute  !!"

Si la prise de conscience survient, et certains signes le montrent, le changement ne peut venir que de l’intérieur et amener l’implosion du système. Les luttes sociales restent inutiles et n’ont pour conséquences que de scléroser la situation et gêner son évolution et son issue. S’il y en a une, la solution passera, je pense, par une thérapie suivie par l’occidental et ceux qu’il a contaminés, afin de se débarrasser de cette pollution mentale qu’est l’esprit de conquête, de guerre permanente et d’individualisme. C’est donc bien une évolution individuelle vers la socialisation, vers la solidarité qu’il s’agit d’entreprendre, tout comme la réconciliation avec la nature sauvage, non sous la forme "du chacun chez soi", “chacun poursoi”, mais par une nouvelle vie commune.

Vouloir résoudre les problèmes actuels, démographie, réchauffement, pollutions, limites des ressources, etc., par une solution technique révolutionnaire (fusion ou fission, énergies quelconques), c’est la porte ouverte à la poursuite de la croissance, de la production et de la consommation, et des conséquences inhérentes.

L’Amérique vit déjà huit fois au-dessus des moyens permis par la planète et l’Europe, trois fois. Voulons-nous que la Chine, l’Inde et l’Afrique rejoignent ce mode de vie suicidaire ? À nous, pays riches, il nous faut trouver le bon chemin de la décroissance. Pas un retour en arrière mais une évolution. Et l’exporter mondialement, ce qui permettra l’utilisation réfléchie et raisonnable des énergies renouvelables. À chacun de s’y atteler en consommant moins, en abandonnant les futilités et les addictions aux objets et à la nourriture, en favorisant la localisation, etc., et en faisant la paix avec la nature sauvage et les animaux.

Le roi-consommateur possède les moyens de faire plier les marchés et d’impulser un changement. Si le mur est évité, c’est que le capitalisme a implosé et a été classé aux archives, et que les changements ont été appliqués  : économie distributive, plus de ”monnayage” du travail humain, application de l’esprit du don (donner, recevoir, rendre), gratification par l’estime et la reconnaissance, démocratie directe (favorisée par le numérique), abandon de l’État, de la police et de l’armée, abandon de la propriété privée des moyens de production et de la hiérarchie sociale au profit de la coopération, mise en place d’une administration exécutive des directives émises par les citoyens, décisions prises à l’échelle du quartier, de la commune, de la région, etc…, du monde, en fonction des projets et des évènements.

 

À propos d’Alain Badiou et de son idée du communisme, relatée ci-dessus par Michel, je suis d’accord  : le communisme a été dévoyé par l’accaparement de son idéologie par un parti politique, puis par l’État. Si sa mise en place utilise une tyrannie politique et une lutte de classes, cette situation ne sera pas évitée. Son évolution ira inévitablement non vers une démocratie, comme espéré, mais vers un totalitarisme. De plus, ce régime n’est applicable que dans une société qui connaît l’abondance, c’est-à-dire qu’elle peut assouvir les besoins et réaliser l’équilibre entre l’offre et la demande. Non, en effet, le communisme n’a pas dit son dernier mot, mais il doit évoluer, notamment en ce qui concerne sa mise en place et son évolution vers la démocratie.

Il doit se fondre dans l’économie de partage que nous appelons économie distributive, c’est le seul avenir possible.

Michel, reconnaîssant que les arguments de François sont convaincants, conclut :

Merci Alain pour cette réponse claire et documentée. Je fais amende honorable car je me rends compte que j’avais une vision trop partielle du capitalisme. Je n’y voyais qu’une forme particulière du rapport entre prédateurs et victimes. Si historiquement il me semble que ce rapport est inhérent à l’espèce humaine et pas seulement à l’occident, le capitalisme en est bien une forme particulière, née essentiellement en Europe, comme tu le soulignes. C’est, si j’ai bien compris, ce que tu veux dire et que tu exprimes de manière convaincante. Il y a probablement bien des façons d’appréhender l’histoire du capitalisme, et je manque de connaissance historique, philosophique ou économique pour tenter de m’y livrer. Pour rester terre à terre, ma vision du capitalisme est en grande partie liée à la propriété de l’outil de production. Dans les sociétés pré-capitalistes, il me semble que les outils, qu’il s’agisse d’une hache en silex, ou d’instruments plus élaborés  : la bêche, le râteau, la scie, le rabot, la truelle, etc. étaient presque toujours la propriété de leurs utilisateurs. Cette identité entre usage et propriété se retrouve toujours dans les activités artisanales encore très courantes. Mais lorsque l’outil de travail s’est perfectionné, transformé grâce à la généralisation des énergies artificielles, il s’est complexifié à un point tel que son coût rendait impossible pour un seul artisan d’en rester propriétaire. D’où la nécessité de faire appel à l’emprunt, sous la forme courante de l’actionnariat. Un groupe de personnes, les actionnaires, sont alors propriétaires de l’outil, et celui qui s’en sert devient dépendant des propriétaires de l’outil. Ces derniers en attendent une rémunération conséquente, les dividendes.

 

La distinction entre propriété et usage de l’outil serait alors la définition même du capitalisme. Avec le temps, les facultés productives de l’outil ont rendu secondaire le savoir-faire de celui qui l’utilise. Jusqu’à la situation actuelle où les outils robotisés peuvent en grande partie se passer de toute assistance humaine.

Du coup, le duo antagoniste prédateur-victime se transforme. L’ouvrier est remplacé par le consommateur qu’il faut exploiter par tous les moyens.

Mais pour rester dans le schéma traditionnel consommateur-travailleur, la seule solution consiste à créer de plus en plus d’emplois inutiles. Situation stigmatisée par David Graeber, sous la forme triviale mais au combien expressive des « boulots de cons ». Son livre récent sur ce sujet mériterait une analyse plus complète. Mais ce thème a déjà été largement abordé dans les textes de La Grande Relève. Il est d’ailleurs contenu depuis son origine dans le titre de notre journal.

Si cette vision du capitalisme a un sens, on peut s’étonner d’entendre le gouvernement ne parler que du « travail » comme objectif obsédant de toutes les réformes… ! On en reparlera.


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