Le drame d’un chômeur
par
Publication : janvier 1982
Mise en ligne : 22 décembre 2008
REDUIT au chômage du jour au lendemain et sans préavis
depuis le 10 mai dernier comme un vulgaire balayeur, Giscard va- t-il
sombrer dans la déprime et finir ses jours sans gloire, oublié,
sous les ponts avec les clochards ?
Ce serait trop triste. Et c’est pourtant ce qu’il y a lieu de craindre
s’il faut en croire Alain Ayache qui écrit dans « Le Meilleur
» :
« Selon un éminent spécialiste... lorsqu’un homme
a occupé pendant plusieurs années de très hautes
fonctions et qu’il se retrouve sans responsabilité, il peut «
perdre la boule », faire de la neurasthénie, comme n’importe
quel chômeur. »
On n’avait pas pensé à ça. Cette triste nouvelle
va faire pleurer dans les chaumières et donner des remords à
tous les électeurs et électrices à l’âme
sensible qui, on ne sait pourquoi, lui ont refusé leurs suffrages,
ainsi qu’à tous les indécis et autres je m’enfoutistes
qui, le jour du scrutin, sont allés à la pêche.
Mais ne dramatisons pas. Giscard chassé de l’Elysée, où
il était si bien, par le nouveau locataire, ne sera pas jeté
à la rue. Que M. Ayache soit rassuré. Il sait où
aller coucher. Il a une maison de campagne comme tout le monde, et ce
n’est pas une grange, une place de garde champêtre assurée
à Chamalières, quelques petites économies dans
son bas de laine, sans parler des petits cadeaux d’amitié, qui
ne sont pas tous au Mont de Piété, offerts par le cousin
Bokassa, bref, de quoi tenir le coup en attendant des jours meilleurs.
Ajoutez à cela le traitement alloué aux membres du Conseil
Constitutionnel (environ 22 000 francs par mois), c’est peut-être
pas le Pérou, mais c’est mieux que Nanterre.
Au cas où il ne s’estimerait pas satisfait il lui reste encore
un moyen d’arrondir ses fins de mois, grâce à ses talents
de société, en allant faire la manche dans les couloirs
du métro avec son piano - à bretelles en chantant : «
Ça ira mieux demain » qui fut le grand succès de
son septennat et que toute la France a chanté avant de déchanter.
Même si le coeur n’y est plus, il faut bien vivre.
Certes, faire la manche dans le métro ou la chasse aux braconniers
dans la campagne d’Auvergne après avoir occupé les plus
hautes fonctions de l’Etat et assumé les plus lourdes responsabilités
cela peut paraître déchoir. On comprend que Giscard hésite.
Mais il n’y a pas de trône disponible en ce moment. Ce qui est
triste, après avoir tant travaillé pour la France, même
du chapeau, c’est de redevenir un homme comme tout le monde, sans responsabilités,
perdu dans l’anonymat et déjà oublié. De quoi «
perdre la boule » en effet. Comme l’existence doit être
vide pour lui. Adieu les safaris en Afrique du Sud. Et comment tuer
le temps quand on n’a rien à foutre qu’à traîner
son ennui distingué dans le monde et pas un rond en poche ? On
gamberge.
Giscard, admirateur de Flaubert et de Maupassant, avait rêvé
dans sa jeunesse, à ce qu’il dit, de faire une carrière
d’écrivain. Pourquoi ne s’est-il pas lancé dans la littérature
plutôt que dans la politique ? De toute façon ce ne pouvait
pas être pire.
Mais il est encore temps pour lui, maintenant qu’il a des loisirs, s’il
ne veut pas finir neurasthénique, de tenter sa chance et d’égaler,
sinon Flaubert et Maupassant, du moins l’auteur de LA DEMOCRATIE EN
AMERIQUE, Alexis de Tocqueville, dont il célébrait l’année
dernière aux U.S.A. les mérites et le centenaire.
Une occasion lui est offerte, puisqu’il a des souvenirs de famille,
de se distinguer dans ces deux domaines : la littérature et la
politique. Il retrouvera bien dans les tiroirs où l’on conserve
pieusement les archives familiales, parmi les trophées de chasse,
les titres de noblesse et les certificats de baptême, le texte
du Plan de Reconstruction que son grand-père Jacques Bardoux,
alors replié sur Vichy, adressait en 1940 au Maréchal
Pétain.
Giscard a tout le temps d’en reprendre les grandes lignes, de le méditer
et de le fignoler pour en tirer le nouveau Plan, enfin définitif,
que toute la France attend.
Je résume ce qu’écrivait le grand- père au Maréchal :
« Election du Président de la République pour quinze
ans, de la Chambre des députés pour sept ans, du Sénat
pour douze ans, des assemblées locales par les métiers,
des assemblées politiques par les partis, et la transformation
du ministère des colonies en ministère de la Communauté
impériale, pour les adapter au monde de l’an 2000. »
Mais au cas où ce chef-d’oeuvre, même revu et corrigé,
ne trouverait pas l’accueil qu’il mérite, Giscard, devenu la
risée des chansonniers, ne pourrait plus rester en France. Il
ne lui resterait qu’une porte de sortie : demander l’asile politique
à S.M. Bokassa 1er.