Monsieur le Ministre de l’Économie et des Finances,

Lettre ouverte à
par  R. POQUET
Publication : octobre 2002
Mise en ligne : 1er janvier 2007

Je vous prie d’excuser la liberté que je prends en vous écrivant. C’est la première fois que je m’adresse à un Ministre - et quel Ministre, celui de l’Économie et des Finances ! - car jusqu’alors je m’étais contenté d’écrire à des députés, ce qui n’a rien de déshonorant d’ailleurs. Bien entendu, je ne suis pas dupe : tel ou tel de vos collaborateurs, au reçu de cette lettre et à la lecture des premières lignes, se fera une joie de la froisser et de la jeter au panier, vous épargnant ainsi un haussement d’épaules si d’aventure elle vous était parvenue. Épaules que vous avez plus larges que celles de Monsieur Balladur, ce qui vous confère une autorité naturelle d’autant plus impressionnante que vous n’hésitez pas à jouer également du regard et de la mâchoire. Bref, vous n’êtes pas de ceux qui courbent l’échine - il se peut, d’ailleurs, que vous n’ayez pas l’intention de rester bien longtemps au gouvernement -, vous êtes un homme pétri d’expériences - pas toujours très heureuses, hélas ! - et décidé à démontrer que l’on peut être issu de la société civile et avoir des avis sur la société tout court. L’un de ces avis vient d’attirer mon attention. Le 8 juillet dernier, sur les ondes d’Europe 1 - je ne boude pas le secteur privé, comme vous le voyez - vous avez résumé votre pensée en ces termes : « Le système capitaliste est quand même le moins mauvais pour créer des richesses » et vous avez ajouté « même si ce système exagère parce qu’il ne sait plus s’arrêter dans ses développements ». Mon café au lait n’a fait qu’un tour et je me suis surpris, l’heure suivante, à tremper ma plume dans l’encre : ou je noircissais quelques feuilles de mon bloc-notes ou j’assistais, impuissant, à la montée de mon taux de cholestérol. À mon âge, la santé passe avant tout et j’ai choisi la première solution.

Je suis au regret de vous dire, Monsieur le Ministre, qu’à mon humble avis, votre pensée a quasiment un demi-siècle de retard et que le problème n’est plus là.

Je ne m’arrêterai pas à la seconde partie de cette phrase dont l’euphémisme semble tout droit sorti d’un roman de la Comtesse de Ségur : « Mon cher, tu exagères, tu ne sais plus t’arrêter dans tes développements ». C’est ce genre d’invective qui, un soir, terrassera le système capitaliste, j’en suis persuadé. Contrairement à votre attente, je glisserai sur la seconde partie de votre phrase, car nous ne cessons, dans la Grande Relève, de dénoncer les “exagérations” de l’économie libérale.

Non. Ce qui m’intéresse, Monsieur le Ministre, c’est la toute première partie dans laquelle vous affirmez que le système capitaliste est le moins mauvais pour créer des richesses. Au risque de me répéter, je vous dirais : le problème n’est plus là. Et ce, pour trois raisons :

- La bienfaisante abondance qui, depuis les années soixante, a permis de faire face aux besoins élémentaires de la plupart de nos concitoyens, est devenue aujourd’hui synonyme de gaspillage d’énergie, de matières premières et de travail humain. À tel point que nous détruisons de plus en plus de produits alimentaires, phénomène dont on ne parle quasiment pas car ce n’est plus l’État français qui s’en charge comme dans les années trente, mais la Communauté Européenne, au prix d’un budget pharamineux supporté par tous les contribuables européens. À tel point que notre système fait passer à la trappe une quantité non négligeable de produits industriels, bon nombre de ces produits devenant obsolètes quelques mois après avoir été jetés sur le marché, parfois sans discernement aucun. Le problème n’est donc plus de créer des richesses à tout va, mais de maîtriser les sollicitations d’un système qui s’ingénie à faire naître de nouveaux besoins, au mépris parfois des impératifs écologiques les plus élémentaires. Mais, me direz-vous, cette maîtrise est inconciliable avec la démarche même du système capitaliste qui, à la manière des “Aveugles” de Brueghel, va droit devant lui. Je ne vous le fais pas dire.

- Vous évoquez la création de richesses, mais vous passez sous silence leur distribution. Or, c’est surtout là, depuis plus d’un demi-siècle, que le bât blesse et vous le savez mieux que personne : quand une entreprise est amenée à se restructurer et parfois même à mettre la clé sous le paillasson, c’est que la création de richesses n’entraîne pas automatiquement leur écoulement. Oseriez-vous dire « le système capitaliste est quand même le moins mauvais pour distribuer des richesses » ? Certainement pas. Or, cela aussi a son importance. À quoi sert de créer des richesses si leur écoulement, lié bien souvent à une lourde redistribution des revenus, fonctionne mal pour certaines catégories de la population ? À moins que vous teniez pour négligeables les faillites et licenciements, ainsi que le désarroi de vos confrères entrepreneurs et de leur personnel au chômage ? À moins que la perspective de vivre un jour avec le Smic ne vous effraie pas ? quand on a connu un certain train de vie, je vous assure, c’est difficile…

- L’espace de quelques lignes, je vais être conciliant. Le système capitaliste est le moins mauvais pour créer des richesses ? Je vous l’accorde. Et la distribution des richesses n’est pas aussi inéquitable qu’on le dit ? Je vous l’accorde aussi. Cette concession étant faite, j’insisterais lourdement : le problème n’est plus là. Et ce, pour une raison qui n’a rien à voir avec la création ou la distribution des richesses. Mais avant d’en venir à l’exposé de cette raison - bien que ce qui va suivre n’y soit pas étranger - je vais vous faire un aveu, Monsieur le Ministre. Je suis fatigué. Non pas physiquement : à part quelques douleurs au genou droit, je ne me porte pas trop mal. Mais moralement. Je suis fatigué d’être plongé dans cet économisme ambiant qui me contraint à surveiller chaque jour les performances (!) du CAC 40, la montée imprévue du chômage, l’augmentation prévisible de la croissance en 2006, la baisse improbable des impôts jusqu’en 2007, la détresse du Tiers-Monde, les suppléments du Monde, les revenus scandaleusement élevés des grands patrons - oh ! Pardon… Je suis fatigué, Monsieur le Ministre.

M.Mer expliquant (sans doute après avoir lu cette lettre) l’économie distributive au Premier ministre.?

Car depuis que le hasard m’a mis sur le chemin de l’économie distributive, je ne cesse de tourner la tête vers cette perspective qui intéresse de plus en plus des esprits avisés comme le vôtre. Vous ne me croyez pas ? Tenez, Monsieur le Ministre, pas plus tard qu’hier, je lisais et relisais dans mon quotidien préféré une interview de Monsieur Pascal Lamy, Commissaire européen du commerce, intitulée « La réforme de la PAC. (Politique agricole commune) maintient une garantie de revenu agricole ». Vous avez bien lu, Monsieur le Ministre, les agriculteurs de l’Union Européenne vont peut-être recevoir des aides au revenu “découplées” de la quantité produite ! Si cette mesure était adoptée, elle nous rapprocherait considérablement de l’économie distributive ! Ce qui n’est, pour l’instant, qu’une simple proposition a fait l’effet d’une bombe dans le monde agricole, à tel point que les deux syndicats les plus représentatifs des agriculteurs s’y sont opposés : la FNSEA qui a très bien compris que les aides aux gros agriculteurs allaient diminuer et la Confédération paysanne qui n’a pas compris que cette mesure favoriserait le développement rural et soutiendrait les plus petits producteurs. Admettons que cette mesure soit adoptée et appliquée non seulement au monde agricole mais aussi à l’ensemble des secteurs de la vie économique, il vous suffirait, Monsieur le Ministre, d’amener vos collègues européens à prendre une dernière mesure, ici, tout de suite, dans la nuit du 31 décembre, par exemple : remplacer notre monnaie circulante, thésaurisable, spéculative, par une monnaie spécifique qui s’annulerait au premier achat et perdrait ainsi ses facultés thésaurisables et spéculatives. Le ferez-vous ? J’en doute. Aussi vous demanderais-je, Monsieur le Ministre, de prêter la plus vive attention à l’exposé succinct de cette troisième raison qui m’a fait dire que le problème se situait désormais bien au-delà de la création et de la distribution des richesses. Voyez-vous, le vrai problème réside, à mon sens, dans le déferlement de plus en plus rapide d’objets de plus en plus sophistiqués sous couvert d’une croissance, mais aussi d’un progrès que nous ne retrouvons ni dans les comportements - c’est plutôt l’égoïsme qui prévaut - ni dans l’intérêt porté aux œuvres de l’esprit - c’est plutôt la vulgarité qui s’installe. Je suis persuadé que le système économique et financier que vous défendez, maintenant qu’il est sorti de la rareté et que vous et vos confrères parvenez de moins en moins à réguler, devrait passer la main - en triomphateur si vous le voulez - et laisser la place à des structures économiques et financières moins tournées vers le surgissement de l’objet et plus adaptées au développement harmonieux de chaque être humain.

Je sais, vous allez me dire que je rêve. Mais avant de vous quitter, je vais vous faire un dernier aveu : je suis fatigué d’écrire chaque mois dans la Grande Relève des articles que vous ne lirez jamais. Et pourtant ne comptez pas sur moi pour que je cesse ces enfantillages : il y va de ma conscience de citoyen.

Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de ma plus haute considération.

Roland Poquet.

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