Peut-on opter entre « l’intelligence » et la « force » ?


par  G. LARRAZET
Publication : 19 juin 1939
Mise en ligne : 14 juillet 2006

Dans un précédent article, nous avions envisagé la contrainte comme un élément probablement indispensable à une organisation de l’Abondance. Il semble qu’il sera aussi dur aux générations de la rareté de s’adapter aux nouvelles valeurs, basées sur la consommation des richesses, qu’il est pénible à un convalescent anémié de se rééduquer au contact des éléments naturels. Une telle transition ne peut s’opérer qu’à la faveur d’une discipline de tous les instants, afin de respecter les lois de progressivité qui règlent la plupart des rétablissements de circulation, tant sociale qu’alimentaire, sanguine ou aérienne (après un jeûne, une gelure, une asphyxie, etc.). Cette contrainte, cette discipline ne sont pas fatalement des manifestations régimentaires, on peut les concevoir comme issues d’une intelligence des nécessités, au moment où celles-ci deviennent impérieuses. Mais à un tel stade, intelligence devient synonyme d’instinct de conservation, pour la collectivité des individus. Or cet instinct, quoique destiné à conquérir à l’être sa « liberté », lui impose le maximum de contrainte, l’état de siège de tous ses besoins. Une révolution par le « libre » exercice de la logique ne peut être que l’apanage d’une minorité d’avant-garde, et l’application de cette logique « au bénéfice » d’une majorité passive redevient de la contrainte.

De quelque façon qu’on envisage le problème, il aboutit à des actes autotitaires, sur soi-même ou sur les autres. Que l’obéissance soit conditionnée ou non par la raison, elle est toujours le fruit de la contrainte du milieu et des lois qui commandent son évolution.

Notre article sur « Abondance et Contrainte » nous avait valu une lettre substantielle et inquiète de notre camarade Fouéré, à laquelle, par le mécanisme déplorable des remises au lendemain (pour le bon motif), nous n’avons pas répondu plus tôt.

Fouéré accuse la contrainte d’être une conception « mécaniste », née d’une tendance indstrielle traiter l’Homme comme de la matière brute, à coups d’autorité venue de lui-même ou de l’extérieur. Ce serait une manière d’impuissance à concevoir une vie naturelle et spontanée. La lettre de notre camarade mériterait d’être citée intégralement, tellement elle est intéressante. Malgré cela, je ne suis pas d’accord avec le postulat qui la détermine.

Fouéré nous dit ceci : « Or il y a deux manières d’établir ou de rétablir l’ordre : la force, c’est-à-dire l’autorité, ou l’intelligence. L’emploi de la force, de la contrainte, à l’extérieur comme à l’intérieur, est le signe d’une incompréhension certaine. Quand nous comprenons pleinement l’absurdité d’un geste, nous n’avons aucune envie de le commettre et il n’est pas besoin de qui que ce soit, fût-ce de nous-mêmes, pour nous retenir. Le problème posé n’est donc pas un problème de force, mais d’intelligence. »

Et il ajoute plus loin : « L’heure est venue, pour tout homme, d’ opter entre l’intelligence et la force. » Et de même : « Après tout, la vie humaine étant irrémédiablement subjective, la contrainte du milieu est aussi, en définitive, une contrainte intérieure. »

Si Fouéré trouve un caractère « mécaniste » à la contrainte, nous pouvons lui répondre que sa conception de « l’intelligence », pure et autonome, est empreinte « d’idéalisme » libertaire à tendance utopique.

Comment opter entre « l’intelligence » et la « force », alors qu’elles ne sont que deux aspects d’un même phénomène en perpétuelle transmutation ? D’ailleurs il faut se méfier de ces termes généraux dont l’imprécision appartient au vocabulaire des régimes du passé. (Exemple : « liberté », « démocratie », « union », « honneur », « héroïsme », etc., etc.). S’il y a contrainte mortelle, c’est bien de la part de tous ces mets que nous prononçons sans méfiance, alors qu’ils cachent de véritables escroqueries aux dépens de la réalité.

Fouéré n’admet sans doute pas que, dans l’évolution cyclique des rapports entre les société humaines et leur milieu, il y ait des périodes de synthèse où les forces ambiantes sont plus «  intelligentes » que les hommes, alors que, dans d’autres périodes qui leur font suite, c’est l’analyse des faits par les intelligences qui prime la force déclinante des événements. Dans les premières, on voit les individus tendre à s’intégrer dans leur milieu dynamique, d’où les pyramides, les temples grecs, les cathédrales, les jazz, etc., etc. (expressions culturelles anonymes d’organisation sociale. Predominance des forces extérieures). Dans les secondes, les individus tendent à se désintégrer du milieu devenu statique, par l’analyse et la connaissance (décadence hellénique, Renaissance, les encyclopédistes, le capitalisme «  démocratique »). Prédominance des forces intérieures. Du côté synthèse, orientation centripète de « l’intelligence », disciplinée par le milieu. Du côté analyse, renversement centrifuge pour discipliner le milieu.

En d’autres termes, l’évolution des sociétés serait faite d’une série d’alternances entre la contraction active du milieu qui groupe les individus et sa décontraction passive qui les disperse. La contraction exprime « l’intelligence » des lois bio-naturelles par rapport à l’impuissance des individualismes « trop » intelligents. Elle est la contrainte salutaire qui bat le rappel des instincts de la conservation unitaire. La décontraction annonce la stabilisation relative du milieu et le réveil de l’individu. Les instincts essentiels de défense qui bloquaient ce dernier dans le collectivité cèdent peu à peu la place à des rapports humains plus nuancés ou s’aiguise « l’intelligence ». L’apogée culturelle se place au moment où, dans chaque individuation, s’équilibrent les anciens instincts collectifs et les nouvelles connaissances rationnelles (cathédrales, jazz, etc.). La décadence et la catastrophe se produisent par excès de « raisons », du fait celles Individus sont devenues disparates et myopes par rapport à la pression logique des faits.

C’est ce que nous observons actuellement. D’après cette loi d’évolution (due au génie d’Elie Faure), nous devons fatalement réagir à la contrainte des lois économiques par un blocage collectif d’urgence dont le Fascisme, entré plus tôt que nous dans la paralysie des échanges, représente une formule déjà agonisante.

Un tel bloquage est indispensable, sous une forme ou sous une autre, pour fondre les anciennes valeurs dans le creuset social d’où sortira le nouvel ordre humain. Dans tout cela, comment opter contre « I’intelligence » et la « Force » ? Il est probable que la force de l’évolution, due au progrès, nous rendra intelligents par nécessité de défense et d’organisation collectives. Action égale réaction. Fouéré parle comme si « l’intelligence » était l’action. Or, elle n’est, comme la vie, qu’une réaction au milieu. Dans le cas contraire, on tombe dans la genèse du bon Dieu, avec Adam et Eve, et « l’intelligence » toute cuite (avec ou sans pomme).

Quant à vouloir supprimer la contrainte, il n’y faut pas songer, car la vie est un échange de contraintes entre l’être vivant et son milieu. Seule la vie Intelligente modifie la contrainte, en l’augmentant. Tout progrès de l’intelligence ne se fait qu’au prix de l’acquisition tie nouveaux automatismes qui exigent une contrainte. Il faut se contraindre pour apprendre à lire, après quoi, on peut comprendre la chose écrite. Mais ensuite, il faut se contraindra penser les choses écrites afin de pouvoir écrire des choses pensées.

L’accouchement des sociétés nouvelles doit répondre aux mêmes lois, Il n’y a pas de « liberté  », ne serait-ce qu’à cause de la pesanteur. Il n’y a qu’une impression de liberté lorsqu’ on automatise une contrainte et qu’on s’élance vers une nouvelle aventure dont on n’éprouve pas encore les contraintes. La « liberté » ne serait donc que la conscience plus ou moins fugitive de notre orientation évolutive dans le temps et l’espace. Elle est tissée dans le déterminisme de nos contraintes nées de l’expérience, et c’est cela qui me semble être la mesure à la fois de notre force et de notre intelligence.

Notre contrainte primordiale et immuable résidera toujours dans la nécessité de défendre sa vie ou celle de son espèce. Voilà le critère de base. Lorsqu’il s’estompe, par inertie du milieu, la vie dégénère. Lorsqu’il devient tyrannique, le réflexe nous domine aux dépens de la raison. Dans le premier cas, la « liberté » est mise en péril par la « décentralisation » au sein d’un milieu « mou ». Dans le second, elle étouffe sous l’étreinte d’un milieu « dur » qui nous «  centralise ». Pour en sortir, il faudrait pouvoir s’adapter à ces deux urgences extrêmes au moyen de la raison, individuelle et collective, et de facon que l’acte volontaire soit aussi parfait que l’acte réflexe ancestral. Noue opposerions alors la force de l’intelligence à celle 4e l’évolution. Nous devrions nous contraindre à être perpétuellement intelligents dans un -milieu immobilisa, sans drames, c’est-à-dire sans le ferment de « l’intelligence ». On ne saurait imaginer de pire contrainte. Si le drame n’existait pas, il faudrait l’inventer. Périodiquement, les pulsations du coeur social balancent les hommes de la contrainte instinctive à la décontraction intelligente, selon l’orientation, centripète ou centrifuge, des forces de leur milieu évolutif.

Nous en sommes actuellement au premier de ces stades. Il y a contraction du milieu social sous l’action logique des impératifs économiques d’Abondance, qui tendent à cristalliser de force les anciennes valeurs nées de l’échangisme bourgeois. Ces dernières sont d’autant plus rétives qu’elles étaient plus différenciées. Aussi paradoxal que cela paraisse, c’est par excès et dispersion des intelligences que le Monde actuel n’accepte pas spontanément l’évidence du régime nouveau. Inaptes à réaliser volontairement la synthèse qu’impose l’évolution, les hommes se contractent instinctivement dans leurs anciens réflexes bourgeois.

Ils se « défendent » en luttant contre la loi d’Abondance qui les talonne. Finalement, c’est cette dernière qui réalisera, par la force, a cristallisation inévitable. C’est pourquoi, actuellement « opter pour l’intelligence » se réduit à opter pour la force d’une « raison » supérieure, et pour les disciplines que cela nous imposera.

Nous entrons dans le cycle de la contrainte qui précède la naissance. En de tels moments, «  l’intelligence » la plus utile est encore la e force » autoritaire qui commande de pousser.

Docteur G. LARRAZET.


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