L’heure du choix a sonné

I. l’homme et la nature, une sombre histoire de famille
Réflexion
par  F. CHATEL
Publication : juillet 2014
Mise en ligne : 15 octobre 2014

Même souci chez François CHATEL de s’appuyer sur ce que nous apprend l’histoire pour saisir le sens de la situation présente. Il devient alors évident que ce qu’on appelle “la crise” ne s’arrangera pas par des aménagements politiques et sociaux qui rétabliraient un ordre “normal”. On comprend que c’est une véritable mutation que l’humanité est en train de vivre, que notre rapport à la nature doit impérativement changer et que pour cela il faut mettre fin au capitalisme et au productivisme indéfendable qu’il entraîne. Et donc inventer de nouvelles façons de penser, de s’organiser pour vivre sans compromettre l’avenir.

L’objectif de cette série d’articles est de réfléchir aux différentes orientations qui sont envisageables :

Jamais l’espèce humaine n’a été confrontée à une telle situation dramatique, à un tel bouleversement de l’équilibre de la planète. Les problèmes environnementaux s’accumulent : réchauffement climatique global, perte de la biodiversité, disparition des milieux naturels, pollution des sols, de l’eau et de l’air, diminution des ressources naturelles, conjugués avec une forte croissance de la démographie humaine. Face à la brutalité de l’évènement, compte tenu de la responsabilité manifeste de notre espèce et de la menace envers le processus vital de la planète, une réaction rapide s’impose. Mais l’humanité a-t-elle la possibilité de réagir ? Elle en possède certainement les moyens, mais qu’en est-il de la lucidité et de l’objectivité nécessaires pour faire le choix de la bonne stratégie ?

 Trois solutions

Trois solutions, trois directions différentes se distinguent et se trouvent engagées dans un rapport de forces où malheureusement la défense des intérêts et des privilèges tient une place prépondérante. Jusqu’à présent, la conscience, la raison, la sagesse, le sens moral, soi-disant fleurons de l’humanité, critères de distinction, sont piétinés par la cupidité et l’individualisme à l’instar des réactions constatées lors d’un naufrage tel celui du Titanic ou encore lors du passage de l’ouragan Katrina sur la Louisiane. Car il s’agit bien d’une catastrophe qui inexorablement se profile dans un délai proche. La menace se rapproche et, tel l’iceberg qui cache 90% de son effet, le bouleversement va transformer les conditions d’existence sur Terre. Face à ce drame, l’humanité doit rapidement faire un choix.

Peut-elle poursuivre dans la voie impulsée par le siècle des Lumières tout en gérant, tout en régulant les nuisances induites afin de maintenir un équilibre biologique satisfaisant à ses besoins, solution nommée développement durable ?

Doit-elle définitivement s’émanciper des contraintes imposées par la nature et poursuivre sa route en toute indépendance en faisant confiance aux moyens mis à sa disposition par la techno-science, solution nommée transhumanisme ?

Ou changer de cap, virer à 180°, et sans stopper, avancer dans une autre direction dans laquelle l’humanité se considèrerait membre à part entière de la nature et s’engagerait dans un autre développement. Cette troisième solution n’a pas encore trouvé sa dénomination, mais elle germe et prend sa place dans le jardin des idées.

 

• La première solution est issue du rapport Brundtland de 1987 rédigé à partir des travaux de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, et du Grenelle de l’environnement de 2005, elle présente un compromis cherchant le maintien du système socio-économique néolibéral en place, la correction des dégradations subies par l’environnement, puis la gestion de son équilibre en fonction des besoins de l’humanité et permettant de « livrer » aux générations futures une Nature en « bon » état. Si, aujourd’hui, elle s’est appropriée la faveur majoritaire, cette solution est-elle réellement soutenable ? Comporte-t-elle les garanties du succès ? Les avis divergent et penchent même peu à peu vers la négative.

• Le transhumanisme consiste à valider l’anthropomorphisme, à privilégier l’émancipation définitive en annihilant tout lien avec la nature, obstacle au développement linéaire de l’humanité, compte tenu de la liberté escomptée des progrès technoscientifiques. Les nanotechnologies, l’informatique, le génie génétique, y tiennent une place prépondérante. Cette solution recueille de plus en plus d’adeptes car elle permet d’envisager une libération vis-à-vis des contraintes imposées par l’environnement et elle serait la concrétisation d’une idéologie poursuivie par le monde occidental.

• La troisième, sans être encore définie, réunit divers mouvements de remise en cause du système socio-économique en place : prise en compte de l’écologie, instauration de l’économie distributive, adoption de droits pour la nature et ses hôtes, application de la décroissance soutenable, remise en cause des règles sociétales, promotion de la participation citoyenne, etc… L’idée principale consiste à corriger l’ensemble des règles socio-économiques imposées par l’occident adepte du productivisme et responsable de la situation catastrophique de l’environnement naturel et social.

 L’impact des activités humaines

Jusqu’à la révolution industrielle, l’impact de l’humanité sur l’environnement est resté modeste, ou tout du moins acceptable pour les capacités d’adaptation de la nature. Puis la suprématie conquérante de l’occident a complètement bouleversé la donne. Et la croissance productiviste a progressivement déstabilisé les équilibres environnementaux. Certains comportements humains, qui se généralisent, mettent en péril une nature jusqu’alors diversifiée, abondante et généreuse, faisant de notre planète la perle dont la beauté est louée autant par les poètes que par les astronautes. La nature « est alors réduite à un décor, à un “environnement” entourant une activité humaine détachée de toute contrainte. Et de plus en plus à un véritable dépotoir » [1] : il existe maintenant, en effet, un sixième continent, en plein océan, il est fait des déchets de notre civilisation. La nature sauvage est devenue une attraction, souvent payante, dans les zoos, les aquariums ou les parcs, une source de plaisirs divers, d’aventures pour ceux qui sont avides de montées d’adrénaline…

Ces musées de la faune sauvage cachent une horrible réalité : l’utilisation et l’exploitation de l’immense majorité de la surface de la planète par une espèce dont l’avidité est démesurée. « C’est avec effarement que nous découvrons aujourd’hui qu’aucune disparition d’espèce n’est réellement compensable ; que chaque écosystème est unique, que sa destruction est souvent irréversible, malgré une grande capacité de résilience ; que les mécanismes de la nature sont des systèmes complexes et dynamiques, qui ne se soumettent pas à la modélisation comme des systèmes linéaires. Nous prenons conscience avec stupéfaction que des molécules chimiques empoisonnent les différents milieux de vie, que les stocks d’énergie fossile s’épuisent, que le climat menace de s’emballer. Est-ce si surprenant pour une civilisation qui semble avoir cessé de respecter la vie ? [2] » En réalité, la nature ne peut plus supporter nos agissements : « de façon significative, le taux d’extinction d’espèces à l’heure actuelle est estimé entre 100 et 1.000 fois plus élevé que le taux moyen d’extinction qu’a connu jusqu’ici l’histoire de l’évolution de la vie sur Terre, et est estimée de 10 à 100 fois plus rapide que n’importe quelle extinction de masse précédente » [3].

L’adoption d’une idéologie de croissance infinie, mondialisée, encouragée par les résultats grisants obtenus depuis deux siècles, réalisée sur l’exploitation et la destruction de la nature, mène l’humanité au constat actuel de l’état de délabrement dans lequel se situe l’environnement. Celui-ci ne peut plus tolérer ni ses conditions d’existence, ni ses exigences. Et pourtant, par pure soumission à cette idéologie, les décisions demeurent aberrantes. Exploitations minières, activités industrielles, productions d’énergies, transports, commerce, urbanisation, agriculture, gestion des déchets sont ainsi des sources de pollution, de dégradation de l’environnement global.

 Le cas de l’élevage

Le cas de l’élevage est certainement le plus représentatif de l’aveuglement idéologique et des nuisances qu’il entraîne. Cette activité a été englobée dans le processus industriel, elle est organisée par le couple profit/rentabilité. La production mondiale de viande a plus que quintuplé entre 1950 et 2000 et sa croissance se poursuit à un rythme très soutenu : selon des projections de la FAO, elle pourrait encore doubler entre 2000 et 2050, de même que la production de lait et d’œufs.

Cette activité est désormais si complètement rationnalisée que l’animal qui en subit les conséquences est réduit à un objet, englobé dans le seul cycle banalisé de la viande. Tout ce qui se passe en amont de la barquette aseptisée, du pack pasteurisé et de la boite à œufs est réalisé à huis clos : il faut se préserver du réflexe du consommateur et lui épargner tout cas de conscience. Les conditions abominables d’élevage, la destruction des poussins mâles transformés en farine, l’enlèvement des veaux à leurs mères pour les engraisser en cellules et favoriser la production de lait, la médicalisation par antibiotiques et les amputations systématiques afin d’éviter maladies et blessures, l’envoi à l’abattage des animaux devenus non rentables, les conditions de transport innommables et celles qui concernent la mise à mort, forment un monde d’une cruauté sans nom. Mais nous en sommes responsables.

Tous les animaux sont marqués (par des puces désormais implantées) afin de garantir la traçabilité de la viande. En cas d’épidémies graves avec possibilité de contagion humaine, pas question de soins adaptés : il faut détruire tout le cheptel (cas de la vache folle, de la fièvre aphteuse, de la brucellose…). Ces massacres en masse ont quelque chose d’archaïque et de scandaleux : ce n’est que pour que nous ne les mangions pas qu’on tue ces bovins, ovins et porcs. L’extermination industrielle d’animaux d’élevage pour de simples questions de rentabilité économique atteste bien que notre technicisation totale du vivant est fondamentalement nihiliste. L’élevage et l’alimentation du bétail utilisent 78% des terres agricoles mondiales et beaucoup d’eau. N’oublions pas que pour produire un kilo de viande, il faut 7 kilos de céréales et 15.000 litres d’eau, alors qu’il n’en faut que 900 litres pour produire 1 kg de pommes de terre ! Pour répondre à une demande croissante de viande, la surface des terres cultivées a été augmentée. Mais à quel prix ? — Déforestations, monocultures intensives, utilisation de pesticides, d’OGM, destruction d’écosystèmes et perte de biodiversité... N’y a-t-il pas lieu de s’indigner que la forêt d’Amazonie soit abattue pour la remplacer par de l’élevage et de la culture de soja transgénique ? D’autant que celui-ci est destiné à l’élevage d’animaux des pays riches, dont la trop grande quantité participe déjà à 18% de l’émission des gaz à effet de serre : une tonne de méthane a le même potentiel de réchauffement que 23 tonnes de dioxyde de carbone !

D’après l’ONU, la déforestation due à l’élevage est une des principales raisons de la perte d’espèces végétales et animales dans les forêts tropicales : 20% des zones forestières d’Amérique centrale et 38% de l’Amazonie ont été abattus pour l’élevage des bovins. Si rien ne vient inverser cette tendance, si la destruction de la forêt tropicale humide (où vivent 50 % des espèces connues et l’immense majorité des espèces inconnues) est poursuivie au rythme actuel, on estime que 25 % de toutes les espèces animales pourraient être rayées de la surface du globe avant 2025. L’élevage est la plus grande source sectorielle de polluants de l’eau : principalement les déchets animaux, les antibiotiques, les hormones, les produits chimiques des tanneries, les engrais, les pesticides utilisés pour les cultures fourragères, les sédiments des pâturages érodés.

 Des chiffres ahurissants

Les humains tuent environ 53 milliards d’animaux terrestres par an, soit 1.680 chaque seconde ! Cette hécatombe industrialisée et programmée d’individus sensibles est réalisée en catimini. Loin des regards et, en particulier, de l’interrogation des enfants. Pourquoi la visite du salon de l’Agriculture à Paris ne se termine-t-elle pas, avant d’entamer les dégustations, par un aperçu des transports et des abattoirs ? Au nom de quelle règle universelle immuable, au nom de quelle définition culturelle, cette cruauté est-elle perpétrée ? Au nom de quel bien pour l’humanité ou de quelles prérogatives ce massacre est-il organisé ? Cette énormité conduit à s’interroger sur le bien fondé de la voie suivie, comme l’ont fait Gandhi : « J’estime impardonnable ce massacre de vies innocentes, perpétré, soi-disant, au nom de la science et dans l’intérêt de l’humanité » [4] et Tagore : « Nous arrivons à manger de la chair animale, uniquement parce que nous ne pensons pas à la cruauté de cet acte » [5].

Ce n’est pas parce qu’ils ne vivent pas sous nos yeux et ne hurlent pas sous la souffrance, qu’il faut oublier les animaux plus discrets qui habitent les mers. En 2006, leur “production” s’est élevée à 143,6 millions de tonnes, dont 51,6 pour l’aquaculture et 92 pour la pêche, plus 40 tonnes environ qui sont rejetées à la mer (animaux morts ou mortellement blessés par les filets). Les farines de poisson (comme la majeure partie des huiles) entrent dans la composition des aliments pour animaux d’élevage terrestres (porcs et volailles). Les poissons d’élevage les plus prisés sont des carnivores (saumon, daurade, bar, truite, turbot...) nourris avec des farines et huiles de “poissons fourrage” (anchois, sardines...).

On pourrait croire que l’élevage de poissons et crustacés est un moyen de relâcher la pression sur la faune aquatique sauvage, mais c’est une idée fausse. Au contraire, l’aquaculture accroît la demande de produits de la pêche.

 Dégradation mentale…

L’élevage intensif est une indéniable aberration écologique. Mais il n’est pas moins le signe d’une dégradation intellectuelle inquiétante de notre espèce. La situation psychologique de l’humain aujourd’hui me suggère une analogie avec les conclusions émises par Hannah Arendt après avoir assisté au procès d’Eichmann à Jérusalem : « Nous sommes en présence d’un être abêti par une déculturation programmée dont l’esprit conditionné a appris à ne plus penser, c’est-à-dire se trouver déconnecté de tout sens moral au profit de l’obéissance aveugle aux règles et dogmes émis par un système considéré comme détaché de l’humain, au-dessus de toute considération critique. En bon petit soldat décervelé, il applique, il obéit ». Krisnamurti le dit assez brutalement : « Si on perd le contact avec la nature, on perd le contact avec l’humanité. Coupé de tout rapport avec la nature, on devient un tueur. On peut alors massacrer des bébés phoques, des baleines, des dauphins ou des hommes, pour le profit ou pour le “sport”… »

 … en même temps que dégradation des ressources

« Plus des trois quarts [des ressources énergétiques] que nous utilisons aujourd’hui sont d’origines fossiles. Ce sont le gaz, le pétrole, l’uranium, le charbon… » Au rythme de consommation actuel, il reste 41 années de réserves prouvées de pétrole, 70 années de gaz, 55 d’uranium. Même si ces chiffres peuvent être contestés, nous nous dirigeons, à brève échéance vers le terme de la plus grande partie des ressources planétaires. Nous consommons désormais plus de ces ressources que nous en découvrons de nouvelles. Il faudrait donc réserver ces ressources précieuses à des utilisations vitales.

De plus, la combustion de ces ressources fossiles dégrade l’atmosphère (effet de serre et autres pollutions) et entame, par cet autre biais, notre capital naturel. Quant au nucléaire, outre le danger présent que font peser ses installations, il produit des déchets à durée de vie infinie par rapport à l’échelle humaine (l’iode 129 a une demi-vie de 16 millions d’années). Nous n’avons pas à léguer à nos descendants une planète empoisonnée pour la fin des temps [6].

L’anthropocène, ou âge de l’Homme, évoquée ici récemment par Guy Evrard [7], marque l’ère où l’homme occidental a imposé son pouvoir à l’ensemble de la planète. Cette évolution s’est traduite par des conséquences désastreuses, elles sont aujourd’hui connues, elles affectent et désormais menacent les conditions d’existence de l’humanité.

L’examen des différentes raisons qui ont conditionné cette évolution humaine peut permettre d’en tirer des enseignements précieux.

Dan Piraro

 Les racines de l’anthropocène

Les conditions sociales, économiques, culturelles, d’évolution des sociétés se sont établies en fonction d’un contexte naturel déterminant. Par exemple une situation géographique particulière, une région fertile où l’eau est présente en abondance, ou bien une vallée isolée par des montagnes, par la forêt ou dans le désert, comme en Mésopotamie, en Egypte, dans l’Indus ou en Chine près du fleuve Jaune. Les premières civilisations ont dû leur essor à des données climatiques propices : trois facteurs constituent des conditions majeures à la transition vers l’Histoire, ce sont une quantité annuelle de précipitations suffisante (>500 mm/an, indispensable à l’agriculture), des températures hivernales assez faibles (<13°C) afin de limiter les épidémies et un rapport de précipitations entre saison sèche et saison humide suffisant (>12), à l’origine de famines occasionnelles. Si l’environnement ne proposait pas d’aiguillon à une telle société, elle n’était pas motivée à faire preuve d’innovation. En particulier, c’est le spectre des famines qui a invité à domestiquer la nature pour augmenter l’abondance de nourriture. Ces facteurs climatiques coïncidaient avec les lieux qui ont vu l’humanité entrer dans l’Histoire [8].

Parmi les huit foyers de civilisation qui se sont développés, presque simultanément, dans le monde sous ces conditions similaires, se trouve en particulier la civilisation sumérienne dont est issu le monde occidental d’aujourd’hui.

Chaque civilisation a vu son développement basé sur la cueillette, puis sur la culture de certaines céréales ou tubercules adaptés à son climat. Ce sont l’augmentation de la population et le risque de famines causées par les caprices climatiques qui ont incité l’adaptabilité humaine à inventer.

Cet ensemble de conditions favorables a permis l’apparition de l’agriculture, donc d’une société de producteurs et non plus de chasseurs-cueilleurs. Les humains eurent aussi plus de temps à consacrer à l’artisanat, à l’industrie, à la politique et à la culture, d’où la division des tâches et l’apparition de l’écriture. Sédentarisées dans un site restreint, ces populations, devenues nombreuses, se sont regroupées en créant des villes qui ont permis l’émergence de structures sociétales importantes, capables de nourrir des spécialistes : lettrés qui font tourner l’administration, artisans divers, constitution d’une armée. L’organisation et la gestion des affaires sociales complexes réclament la création de lois, d’une justice et d’une police. Lorsque les sociétés se hiérarchisent, les privilégiés ont besoin de garantir leur suprématie. La diversité permet l’émergence et la diffusion d’innovations techniques, dont celles qui fourniront les véhicules (chariot, navires) et les armes. Les besoins de ressources et d’espaces destinés à la culture et aux pâturages sont toujours plus nombreux, afin d’assurer le pouvoir des classes dominantes.

Ces modes de vie, non encore développés plus à l’ouest, faute des conditions requises, se sont facilement propagés en l’absence de barrières écologiques insurmontables. Cette évolution, par nécessité, va offrir une acquisition inopinée à ces peuples européens. En effet, la proximité d’animaux domestiqués porteurs de virus transmissibles aux hommes (variole, peste, tuberculose, grippes) va leur permettre, après de graves épidémies, de s’en immuniser. Cette « opportunité » leur donnera un avantage décisif sur les autres peuples, restés cultivateurs ou encore chasseurs-cueilleurs, peu préparés à se défendre tant contre des armes métalliques que contre des germes inconnus.

 Idéalisation de la lutte

Une des premières modifications du rapport homme/nature provient de l’amélioration des conditions de vie par domestication de l’environnement (irrigation, agriculture, élevage,…) et lutte pour se protéger des aléas climatiques (digues, réserves de nourriture…). Il y a quelque 4,5 millénaires, le remplacement de l’adoration de la déesse nature, mère nourricière et de la fécondité, par un dieu masculin, distant, dans les cieux, a initié la rupture entre les sociétés européennes et la nature. Le matriarcat s’est vu progressivement remplacé par le patriarcat, basé sur les valeurs de conquête, de dominance, de maîtrise de la nature, d’idéalisation de la concurrence, de la lutte, de la guerre, du développement d’un individu au détriment des autres…

 Nature nourricière = féminin

L’assimilation de la nature indéfinie et chaotique à la femme traverse toute l’Histoire, avec Aristote, Descartes et les temps modernes, elle culmine avec l’émergence de la problématique environnementale. Le matriarcat initial des chasseurs-cueilleurs et des premiers peuples cultivateurs se traduisait socialement par l’application d’un communisme primitif dépourvu d’État, où existaient l’égalité entre les individus et les familles ou castes et la démocratie. « Bien avant la naissance des dieux, l’humanité était placée sous la protection de la Grande Mère, créatrice des mondes, des éléments et des créatures qui la peuplaient [9] … Les femmes y détenaient même un rôle prépondérant en raison de connaissances telles que la domestication du feu, la découverte de l’agriculture, de la médecine, de la poterie et par la maternité. Les premiers dieux étaient ainsi des déesses qui symbolisaient les effets de la nature, la Terre-Mère. Des témoignages abondent, partout dans le monde (Isis en Egypte, Gaïa en Grèce, la Pachamama chez les Amérindiens d’Amérique du Sud, Mari dans la mythologie basque). Au Ier siècle avant notre ére, Tacite rapporte l’existence, chez les peuples germaniques, de rituels centrés sur une divinité féminine, Nerthus, la Terra Mater, dans la poésie islandaise. Frigg a été désignée comme la femme d’Odin et l’expression “femme d’Odin” désigne la Terre. Dans l’Hindouisme, la puissance féminine Mahimata [10] se traduit par Terre Mère, etc…

 Guerre et conquêtes = masculin

Cependant, les avènements de l’élevage, de l’artisanat, de la propriété privée, puis du commerce vont modifier les rôles économiques de la femme et de l’homme au sein de la société. Peu à peu, la femme perd sa place comme principale productrice de richesses sociales au profit de l’homme qui prend aussi conscience de son rôle dans la procréation. Désormais, c’est lui qui utilise les outils qui nécessitent de la force, c’est lui qui s’occupe de capturer les animaux à domestiquer, c’est lui aussi qui s’occupe des transactions marchandes avec les peuples voisins, c’est lui encore qui fait les guerres de pillages et de conquêtes (au détriment des peuples agriculteurs et chasseurs-cueilleurs des sociétés matriarcales) et ramène des esclaves, qui vont finir de reléguer les femmes à leur seul rôle de porteuses d’enfants, nourricières et ménagères.

Le souci de la transmission de la propriété privée à sa descendance masculine va amener l’homme à cloîtrer son épouse (le mariage est institué avec le patriarcat) entre quatre murs (le “foyer”) dont il devient le maître exclusif. « Il est vrai que la propriété privée a contribué à faire déchoir la femme de ses droits, mais seulement là où celle-ci avait déjà perdu de son importance comme élément producteur, en raison de la division du travail. La femme cessa d’être respectée dès que le système économique primitif s’effondra sous la pression de l’accumulation des biens et de la croissante division du travail » [11]. L’instauration des classes sociales et la prolifération des lois protégeant la classe dominante va engendrer l’État, ainsi que l’église par la récupération des cultes au service des privilégiés. La chasse au profit devient alors véritablement le moteur de l’économie. L’homme règne désormais sur la femme faible, qu’il exploite, et par association il se permet d’en faire de même avec la nature. Cette description situe la réalité sociale à l’époque de l’apogée de la Grèce Antique, situation qui va se répandre pacifiquement ou brutalement dans l’Occident avec l’empire romain, puis au cours des différentes colonisations, dans le monde entier.

Russel Means, activiste membre de la Nation Sioux, écrit : « Les patriarques ont peur de tout. Mais de quoi ont-ils le plus peur ?— De la femme. C’est pourquoi, depuis près de 6.000 ans, ils l’ont diabolisée, déshumanisée, dominée, terrorisée et contrôlée. Mon ancêtre Luther Ours Debout écrivit vers les années 1900 : “Quand un homme a peur de la forêt, il veut contrôler la forêt, et ce qu’il ne peut contrôler, il veut le détruire”. »

 

Le judaïsme est très probablement issu de la civilisation d’Ougarit, qui date de 1500 à 1200 avant notre ère (Syrie actuelle). Elle pratiquait un polythéisme duquel émergea Yahweh qui se distingua chez les Israéliens. Avant de devenir un dieu unique, il partageait le pouvoir avec la déesse Ashérah dont le culte fut progressivement interdit par la religion d’Israël. Yahweh, dieu masculin unique, pourrait provenir de Yah, issu de l’akkadien Ea, lui-même issu du sumérien Enki datant de 3000 av. J.-C., date de l’emprise du patriarcat des pasteurs sur le matriarcat des chasseurs-cueilleurs-agriculteurs. On peut donc dire que les origines du judaïsme remontent au IIIème millénaire av. J-C. quand sont élaborés les premiers mythes attribués à tout un panthéon de dieux. Ces mythes se retrouvent ensuite clairement définis dans la Bible, mais attribués au seul dieu d’Israël au IVème siècle av. J.-C. quand les concepts de monothéisme sont diffusés au peuple de Judée, au retour de son exil babylonien.

 Dans les trois religions monothéistes…

D’après Marcel Simon, le christianisme, comme le judaïsme dont il est issu, va officialiser la prééminence masculine dans les cieux et ses conséquences sur Terre, jusqu’à les amplifier. La nature est identifiée à la femme, donc incontrôlable et potentiellement dangereuse. De même pour l’Islam dont l’initiateur Mahomet a vraisemblablement été influencé par les doctrines de la secte des nazaréens, une branche des judéo-chrétiens apparue dès le premier siècle de l’ère chrétienne. Les religions dites révélées (judaïsme, christianisme et islam) prêchent ainsi la domination de l’homme sur la nature afin qu’il profite pleinement des ressources de celle-ci.

Suivant le livre de la Genèse (I, 29) : « soyez prolifiques, multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la ; soyez les maîtres des poissons des mers, des oiseaux du ciel et de toute créature sur la surface de la terre » dans le but de parfaire la création divine. On voit bien que la position de l’homme y ressort sans ambiguïté : l’homme est le maître de toute la création.

Catherine Larrère, dans L’éthique environnementale aujourd’hui indique que dès 1967, Lynn White Jr, qui recherchait « les racines historiques de la crise écologique », a mis en cause le christianisme qui, en posant que l’homme a été fait à l’image de Dieu, le met à distance de la nature, simple chose créée, qu’il peut utiliser et détruire à sa guise. Ce postulat va se perpétuer et s’imposer dans le monde telle une épidémie. Roderick Nash a montré comment la mentalité puritaine des colons américains avait donné une dimension religieuse à cette haine de la nature sauvage, symbole des forces du mal et de l’anarchie, d’une licence païenne qu’il fallait réduire et dompter.

Théodore Monod, issu d’une famille chrétienne, constate combien certains textes dans la Bible servent à cautionner ou à légitimer des comportements parfaitement barbares. Il stigmatise le christianisme qui n’a rien fait pour nous apprendre à aimer les animaux, les plantes, la nature : « il nous a au contraire poussés à nous ériger en dominateurs. Vous voyez le résultat », dit-il. Il accuse les trois grandes religions monothéistes de s’être « enfermées dans la conception triomphaliste d’un homme préposé à la domination du monde, ayant spécifiquement reçu du Créateur un droit de vie ou de mort sur toute autre créature, et peu enclin à accepter la solidarité qui devrait unir tous les vivants, moins encore la pitié et la miséricorde. Ce mythe orgueilleux de « roi » de la création est, il faut le reconnaître, parfaitement scripturaire, et l’on ne sera donc pas surpris de le voir s’installer à titre de postulat au cœur de la théologie chrétienne, de s’y barricader pendant des siècles et de ne guère manifester encore l’intention d’en sortir. » Et Jacques Ellul de renchérir : « ce n’est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique ».

 …l’homme est le seigneur de la création

Si la religion a, en effet, établi la relation entre l’homme et la femme en suivant l’évolution des rôles économiques, elle a par similitude situé la place de la nature vis-à-vis de l’espèce humaine. De la tradition judéo-chrétienne à la Renaissance et au cartésianisme, l’homme est fait maître, seigneur absolu de la création. Elle a véhiculé l’idée que l’homme a reçu la Nature des mains de Dieu afin d’en jouir à sa guise, puisqu’en vertu du péché originel la Nature (Ève, la femme) est maudite. Dans le deuxième tome de sa Somme théologique, Saint Thomas soutient qu’il n’y a pas de fin propre dans la nature. La fin de la nature est définie par rapport à la fin de l’homme. À Noé et à ses fils, Dieu dit : « Vous êtes la peur, vous êtes l’épouvante de tous les animaux de la terre, de tout ce qui vole dans le ciel et de tout être animé sur le sol, de tous les poissons de la mer. Tout est entre vos mains. La moindre petite bête vivante, comme le vert végétal, vous appartient pour vous nourrir. Je vous donne tout ».

Le décor ainsi planté, chaque époque, mystique ou non, va utiliser ce concept en fonction de la poursuite de ses intérêts, afin d’établir la suprématie de l’espèce humaine. La philosophie, à partir de l’école grecque, puis romaine, s’en est saisie pour justifier la poursuite des objectifs de sa civilisation. Il en est ainsi d’Aristote qui conçoit l’homme comme une âme unie à un corps, l’âme étant supérieure, le corps lui devant obéissance. L’âme, d’essence spirituelle, qui forme la partie rationnelle et intellectuelle de l’homme, doit gouverner ce qui n’est que corps et sensations, d’origine naturelle. Et par extension, l’animal doit obéir à l’homme tout comme la partie animale de l’homme (ses instincts) doivent obéissance à sa partie rationnelle (son intellect, son âme).

Le sophiste Protagoras dira : « L’homme est la mesure de toute chose ». L’homme devient ainsi le centre de tout, il est la référence de toute chose, mais exclusivement l’homme masculin.

De même, Saint Augustin préconise que les êtres plus imparfaits (les animaux) soient mis à la disposition des parfaits (les hommes), tandis que Saint Thomas d’Aquin, plus tard, élaborera les prémisses de la thèse de l’animal-machine, poursuivie par Descartes. Et Didyme d’Alexandrie, au IXéme siècle, commente la Genèse en déclarant que « les animaux et les plantes ont été créés pour l’utilité de l’homme… Car rien n’existe sans raison… Il fallait que ces êtres existent pour l’utilité de l’homme ».

 Dieu aurait créé le monde pour l’homme

Les théologiens répètent, comme Malebranche, que « la nature est maudite », qu’après tout elle n’est qu’un objet entre les mains de l’homme, qu’elle lui a été donnée afin qu’il la transforme « à la sueur de son front ». Combien de massacres, de génocides, de répressions violentes ont-elles été perpétrées par les religions patriarcales afin d’effacer toute trace ou réminiscence des cultes matriarcaux ? Citons, parmi tant d’autres, cathares, templiers, “sorcières”, amérindiens des deux Amériques, etc…

L’idée que la nature nous appartient est profondément ancrée dans la civilisation occidentale. Descartes est allé encore plus loin qu’Aristote, jusqu’à prétendre que toute manifestation de sensation chez les animaux n’est qu’apparence. Ce qui l’amène à conclure qu’il n’y a aucune différence entre un animal et un automate. Il a soutenu qu’il y deux substances : la substance étendue, qui est la matière, et la substance pensante, qui est l’âme. Et pour lui, seul l’homme possède une âme. Il a fallu de longs palabres et même un concile pour admettre que la femme aussi posséde une âme !

Et Kant renchérit : il prône que les choses inanimées sont entièrement soumises à notre arbitre, qu’il ne peut y avoir de devoirs envers les animaux qu’en relation avec nous-mêmes. Il fonde son éthique sur la volonté et la liberté. Les animaux qui, selon lui, en sont dépourvus, ne sont donc que des choses et non des personnes. Les hommes peuvent donc les utiliser comme des moyens.

Au cours de la révolution scientifique du XVIème siècle, la philosophie poursuit en ce sens. Elle pense la nature comme univers uniquement matériel, et présente l’homme comme le représentant de l’échelon supérieur de la nature, au sein d’un univers hiérarchisé, l’ensemble étant au service de l’homme. Ce dernier est invité à devenir le maître, le propriétaire de la nature. Bacon va jusqu’à établir l’union étroite entre science et technique dans le but d’assurer le règne de l’homme sur la nature. Le monde et tout ce qu’il contient ne sont plus alors qu’un objet d’études, dont les secrets n’attendent qu’à être dévoilés. Il en résulte que « l’univers, le corps humain, le corps de l’animal et le reste de la nature sont des mécanismes » dont il faut étudier le fonctionnement afin de les maîtriser.

Après l’ère de la techno-science, celle de l’économie confirme l’idée selon laquelle les animaux, la terre, les mers, les fleuves, les plantes cultivées sont uniquement des ressources de matières premières, des “moyens de production” selon l’expression de Marx. Rien de plus. La nature est considérée comme une sorte de fonds général dont l’humanité peut disposer à sa guise, et si besoin la détruire pour en tirer quelque avantage.

 L’animal paie les frais

Cette volonté patriarcale de maîtriser, et de malmener, ce qui favorise ses intérêts trouve son apogée dans le rapport de l’humanité avec l’animalité, cette sauvagerie si proche de lui. « L’animal est ce vivant qui porte le mal en tant que synonyme de la bestialité tant redoutée par la communauté des hommes et pouvant l’infecter en son intimité, rendant par là même nécessaires tous les mécanismes de rejet (lesquels peuvent aller de la simple domestication à l’élimination pure et simple) [11] ».

Les espèces sauvages paient très cher l’espace qu’elles nous disputent, espace qui peu à peu se réduit, et l’industrie de la viande représente l’hégémonisme humain poussé à un tel extrême qu’il en devient suspect de psychopathie. La froide cruauté organisée, mais bien masquée, rappelle fort les conditions d’extermination programmée d’une période récente et sombre de l’Histoire. Mais comme le dit encore Derrida, « le sacrifice de l’animal sert à délimiter les frontières entre l’humanité et l’animalité selon une logique que l’on dira justement pharmacologique en ce qu’elle conjoint dans son opération les contraires : il s’agit en effet de mettre à mort l’animal, et dans le même temps de ne pas reconnaître ce geste comme un geste de destruction violente de la vie animale, en lui déniant tout caractère de mise à mort criminelle » [12]. Comme le souligne fort justement Frans de Waal : « Les individus s’empressent d’écarter une vérité qu’ils connaissent depuis l’enfance : oui, les animaux éprouvent des sentiments et ont le souci des autres. Comment et pourquoi cette certitude disparaît chez la moitié des humains dès que leur poussent la barbe ou les seins, ce phénomène m’étonnera toujours » [13].

 

Depuis l’avènement du patriarcat, l’homme occidental dominant ressent cette peur de ne pouvoir maîtriser son environnement. Depuis le siècle des Lumières, par l’utilisation de la techno-science comme arme de création et de production massives, il a trouvé un moyen de la refouler, de la canaliser, de déclarer, semblable à un dieu dont la puissance est expurgée de toute contrainte, un complexe de supériorité.

Selon A. Schweitzer, les hommes ont pris la voie de l’abstraction, ils se sont mis, à leur insu, au service des machines. Exclusivement préoccupés d’agir sur la nature, ils en sont venus à développer une illusion d’insularité et à se croire à part dans l’univers.

 L’Homme se croit au-dessus de la nature

De sorte que “l’homme moderne” ne se sent pas appartenir à cette nature. Depuis Descartes, il fallait envisager pour la pensée une valeur différente de celle de la nature, qui est soumise aux lois mécaniques. Il fallait séparer les machines biologiques du monde et l’âme humaine, qui fait office de relais avec le divin. La philosophie, après la théologie et les Ecritures, a perpétré leur message, confirmé la mise à distance entre les lois de la nature et l’homme, qui a acquit le sentiment de n’avoir pas de parenté avec les autres vivants… En fait, l’être humain a un corps qui est toujours lié à la nature, mais aussi un esprit qui lui permet l’exercice de la raison et de la morale. Et ce qui provient du corps suscite chez l’homme (masculin surtout) du dégoût. Il a toujours été rebuté par le sang, les excréments, les émanations et les liquides corporels, par la vieillesse et les imperfections physiques, les handicaps. Et maintenant il espère, grâce à la maîtrise de la technique génétique, pouvoir créer un humain biotechnologique androgyne…

 Les religions orientales sont plus ouvertes à la nature

Qu’en est-il, en dehors du monde occidental, de la relation de l’humanité avec la nature ?

• Les religions de l’Orient (hindouisme, bouddhisme, taoïsme …) sont bien plus holistiques que les “religions du Livre”. Elles prêchent l’harmonie dans la relation entre l’homme et la nature. Elles sont ainsi, en grande partie, fidèles au matriarcat originel.

• Le Bouddhisme ne fait pas de l’homme le maître de la nature.

• L’Hindouisme en prône le respect en raison de la croyance, d’une part, en la réincarnation et, d’autre part, de la présence divine au sein de toute la Création.

•En Chine de la haute antiquité, la religion prêchait l’existence d’un ordre naturel et « d’une harmonie dans la nature à ne pas déranger au risque du pire ».

• Le taoïsme, qui a succédé, à côté du confucianisme, prône que l’homme ne doit pas manifester de prétention à dominer la nature, mais qu’il doit, au contraire, s’insérer dans l’ordre universel et chercher l’équilibre dans la nature. aujourd’hui, c’est le comportement prédateur qui domine

Malheureusement, la pression économique exercée par l’Occident sur le reste du monde amène les populations à transgresser leurs convictions religieuses et à adopter un comportement prédateur, exploiteur de la nature.

Car la voie tracée par les religions révélées et la philosophie a conduit à engendrer une autre idéologie, celle du progrès linéaire, technico-scientifique, basé sur le toujours plus, plus grand, plus fort, plus nombreux. Sa gestion n’acceptant aucune entorse, elle est mise sous tutelle de l’économie rationnelle, au détriment du politique, trop fluctuant. La nature n’est plus qu’un concept. Elle est devenue une pourvoyeuse de ressources. En attendant, pourquoi pas, de s’en passer définitivement, en se déconnectant enfin de la vie réelle, du féminin et du sentiment, au profit d’un monde virtuel, de l’ordre du divin, entièrement créé par l’esprit humain, où règneraient puissance, perfection, éternité…

 Une idéologie qui nie la réalité

D’ailleurs, est-ce que nier la réalité au profit d’une construction intellectuelle n’est pas, justement, le propre d’une idéologie ? Certains auteurs pensent même que le monde serait gouverné par une « main invisible », régulatrice, assurant le bien et le bonheur de tous. Qu’un progrès croissant régulièrement de façon linéaire ne peut que tendre vers le meilleur des mondes possible ! Et cette croissance, selon cette idéologie, ne peut s’atteindre et s’entretenir que par une lutte contre notre nature et contre La Nature : « notre société ayant déifié la science, la « science économique » est devenue une religion, elle a son temple, la Bourse, et les économistes ont intégré le rang de grands prêtres » [14]. Jean-Baptiste Say (1767–1832), le vulgarisateur d’Adam Smith, affirmait : « les richesses sont inépuisables, car, sans cela, nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant être multipliées ni épuisées, elles ne sont pas l’objet des sciences économiques » [15].

 

Les modèles économiques modernes, libéraux ou marxistes, qui ont éliminé la variable écologique de leurs raisonnements, se trouvent aujourd’hui rattrapés par la réalité !

 Le tournant décisif

La civilisation triomphante se trouve à un tournant décisif. Mais… le triomphe aveugle et exalte !

La Mère-Nature conteste l’émancipation entreprise, elle menace la tentative d’indépendance, elle défie les valeurs tant encensées par la voix Unique de “La Civilisation”. La réalité de la biosphère rattrape la passion idéologique prêchée par ses bénéficiaires. Même si prendre en compte cette réalité passe pour affligeant, rétrograde.

Il s’agit de remettre en cause 200 ans de “science” économique et de conquêtes du néolibéralisme. Et 200 ans d’espoir. Est-ce tolérable ? L’humanité privilégiée peut-elle bouleverser sa représentation de la nature qu’elle avait inscrite dans un paradigme mécaniste qui a justement servi de levier au triomphe de la société ”moderne“ ?

Réintégrer la nature serait considéré comme un retour à l’animalité, comme une négation de “La Civilisation”. De par sa constante linéarité, idéologiquement établie, le progrès va sûrement permettre de trouver une solution ! Elle doit exister pour que l’homme puisse conserver sa suprématie et ses objectifs ! Même s’il devait se résoudre, un moment, à prendre en compte certaines revendications de la nature…

 La fuite en avant

Les tenants de cette idéologie réfléchissent, s’interrogent, philosophent, tergiversent : vont-ils trouver la solution géniale pour garantir cette suprématie ?

S’il faut s’occuper de la nature afin que l’homme n’en soit pas trop affecté et poursuive sa même route, pourquoi ne pas lui faire bénéficier de ce qui est à ses yeux sa sublime création : sa techno-science ? Et pourquoi ne pas en tirer en plus du profit, puisque, depuis quelques siècles, toute entreprise rapporte des bénéfices ? Alors, utilisons capteurs, sondes, puces électroniques et autres seringues anesthésiantes, et trouvons des lois de la nature qui permettraient de la maintenir intacte dans des parcs et autres lieux inexploitables, comme ces réserves déjà utilisées pour parquer les Amérindiens. « La protection de la biodiversité peut alors s’apparenter à un moyen de conserver et de gérer l’accès aux éventuelles ressources génétiques que recèle la nature ; et c’est sans surprise que les questions de droit de propriété, d’accessibilité et de partage des bénéfices du matériel génétique se sont placées au cœur des débats » [16].

 

Et puis il y a l’autre sublime création, celle de l’économie néolibérale, sur laquelle reposerait, dit-on, l’équilibre de la civilisation triomphante. Pourquoi ne pas faire profiter de ses lois prétendues universelles, voire même divines, à la Nature ? La mode est à l’évaluation économique de la biodiversité, c’est ainsi qu’on parle de plus en plus des services rendus par les écosystèmes aux communautés humaines : il paraît que le marché des plantes médicinales représente 60 milliards d’euros par an ! Rentabiliser la nature, qui reste de toute façon la propriété de l’Homme, doit donc permettre de l’exploiter en la protégeant…

Heureusement que tout le monde n’est pas dupe, Virginie Maris, par exemple, s’oppose radicalement à cette solution en s’écriant : « Pour moi, c’est pire que tout… Dans ce système-là, la nature ne rapportera jamais plus que sa destruction… C’est un système dans lequel plus les choses vont mal, plus elles sont détériorées, cassées, plus les opportunités de profits sont grandes : il faut en refaire, en revendre… » [15], et dans Philosophie de la biodiversité elle montre les incompatibilités entre l’évaluation économique et la biodiversité quand l’économie est capitaliste.

Ce long cheminement de l’humanité, qui aboutit aujourd’hui à la prise de pouvoir de la civilisation occidentale, avec son économie néo-libérale productiviste, sa religion prométhéenne et ses oligarchies, s’est modelé par des contraintes naturelles et des circonstances particulières. L’humanité est parvenue à une étape décisive qui va conditionner son avenir. Aucune échappatoire envisageable n’apparaît. Qu’importe de savoir si ce cheminement est déterminé ou s’il est issu d’un pur hasard, l’heure du choix a sonné.



[1Geneviève Azam, Entre croissance et décroissance, réinventer le politique, jeudi 26 octobre 2006 sur le site Associations solidaires de l’Yonne.

[2Jean-Pierre Tertrais, L’homme contre la nature, Écologie N°1663, 8-14 mars 2012.

[3Informations tirées de Wikipédia.

[4La loi de la majorité n’a rien à dire là où la conscience doit se prononcer, Selection from Gandhi, par Nirmal Kumar Bose, 1948.

[5de son vrai nom Rabindranâth Thâkur, dit Tagore.

[6Bruno Clémentin, Vincent Cheynet, La décroissance soutenable, Institut d’études économiques et sociales pour la décroissance soutenable, 8 mai 2006.

[7Voir Guy Evrard, Le tournant de l’anthropocène, page 8 de La Grande Relève 1151 (mars 2014).

[8Vincent Boqueho, L’atout climatique - Les civilisations à l’épreuve du climat, Civilisations, éd. Dunod, avril 2012.

[9Françoise Gange, Avant les Dieux, la Mère universelle (2006), précédemment paru en 1998 sous le titre Les Dieux menteurs chez Indigo & Côté-femmes éditions.

[10Rig Veda 1.164.33.

[11Renverser 5000 ans d’Histoire, sur le site matricien.org .

[12Jacques Derrida, L’animal qui donc je suis, éd. Galilée

[13Frans de Wall, L’âge de l’empathie, éd.LLL.

[14Vincent Cheynet, Engager une politique de décroissance, Institut d’études économiques et sociales pour la décroissance soutenable.

[15cité dans la référence précédente.

[16Virginie Maris, Philosophie de la biodiversité, éd. Buchet Chastel.


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