Revenu annuel garanti
Publication : octobre 1980
Mise en ligne : 25 mars 2008
• AVOIR OU ETRE ? UN CHOIX DONT DEPEND L’AVENIR DE L’HOMME, par Erich Fromm (publié en 1976 à New-York, chez Harper et Row ; traduit en 1978 aux éditions R. Laffont).
La plupart des maux des sociétés actuelles, capitalistes
ou communistes, disparaîtraient avec l’instauration d’un revenu
annuel garanti (1).
L’essentiel de cette idée est que tous les individus. qu’ils
travaillent ou non, auront le droit inconditionnel de ne pas mourir
de faim et de ne pas être sans abri. Ils recevront juste ce qu’il
faut pour se sustenter. mais n’en recevront pas moins. Ce droit exprime
un concept nouveau pour notre époque, bien qu’il s’agisse d’une
norme très ancienne, exigée par le christianisme et pratiquée
par un grand nombre de tribus u primitives » : que les êtres
humains aient un droit inconditionnel à la vie, qu’ils accomplissent
ou non leur « devoir envers la société ».
C’est un droit que nous garantissons à nos chats et à
nos chiens, mais non à nos semblables.
Le domaine de la liberté individuelle serait considérablement
élargi par une telle loi ; aucune personne économiquement
dépendante d’une autre (d’un père, d’un mari, d’un patron)
ne serait plus obligée de se plier au chantage de la faim ; les
personnes douées qui veulent se préparer à une
vie différente pourraient le faire à condition d’accepter
de vivre. pour un temps, dans la pauvreté. Les Etats modernes
qui ont adopté un système de prévoyance sociale
ont « presque » accepté ce principe, c’est-à-dire
« pas vraiment ». C’est une bureaucratie qui e administre
» encore les gens, qui les contrôle encore et les humilie.
Mais le revenu garanti n’obligerait pas quiconque désirerait
une simple chambre et an minimum de nourriture de faire « la preuve
» qu’il est dans le besoin. On éviterait ainsi d’avoir
recours à une bureaucratie pour administrer un programme de prévoyance
sociale, avec tous les gaspillages et les violations de la dignité
humaine que cela comporte.
Le revenu annuel garanti assurerait une liberté et une indépendance
réelles. C’est pour cette raison qu’il est inacceptable pour
tout système fondé sur l’exploitation et le contrôle
autoritaire, et, en particulier, les différentes formes de dictature.
Il est caractéristique du système soviétique que
les propositions visant à la gratuité de certains biens
ou services, même les plus simples (par exemple, les transports
publics et les distributions gratuites de lait), ont été
régulièrement repoussées. L’assistance médicale
gratuite est la seule exception, mais seulement en apparence, puisque,
ici, le service gratuit dépend d’une condition claire et nette
: pour en bénéficier, il faut être malade.
Si l’on tient compte du coût actuel d’une bureaucratie de prévoyance
sociale, le prix des traitements médicaux, particulièrement
psychosomatiques, les maladies, la criminalité et la drogue (dont
presque tous sont en grande partie des formes de protestation contre
la coercition et l’ennui), il paraît vraisemblable que le système
du revenu annuel garanti pour tous ceux qui le demanderaient serait
beaucoup moins onéreux. L’idée peut paraître irréalisable
ou dangereuse à ceux qui pensent que e l’homme, par nature. est
fondamentalement paresseux ». Ce lieu commun. en fait, n’est absolument
pas fondé ; il est tout simplement un slogan qui sert à
rationaliser la résistance à la volonté de rendre
un sentiment de puissance à ceux qui sont sans défense.
»
(1) Proposé déjà en 1955 par Erich Eromm dans son ouvrage The Sane Society.