La rançon de l’industrialisation pour le profit.
Publication : avril 1978
Mise en ligne : 1er septembre 2008
Sous ce titre, un groupe d’écologistes indépendants nous fait part de ses réflexions sur la société industrielle et propose ses solutions à la crise actuelle. Ce sont ces solutions qui ont manqué aux écologistes, d’où leur échec face au public électoral.
LA mort dans notre assiette, dans ce que nous buvons,
dans l’air que nous respirons ; les écosystèmes détruits,
la terre devenant invivable, un environnement irrémédiablement
dégradé. A dire d’experts, cette perspective, à
peine futuriste, exprimerait la rançon de l’expansion, de l’industrialisation
dans laquelle nous serions irréversiblement engagés.
Une chose est certaine : en dépit de sa science et de sa technique,
l’homme ne sera bientôt plus on mesure de corriger, ni globalement,
ni coup par coup, les déséquilibres écologiques
engendrés par des pollutions dont op persiste à traiter
les effets sans en dénoncer et combattre les causes. A l’origine
des pollutions : les exigences du profit, celles do la société
de l’argent et de ses gaspillages.
Cette civilisation industrielle qui nous est imposée au nom de
l’expansion, du plein emploi et du profit, sans autre finalité
que d’alimenter le commerce du crédit, coûte horriblement
cher et les nuisances qu’elle engendre lui assignent des limites.
C’est dire que les esprits devraient être mûrs bientôt
pour considérer autrement qu’à la manière d’un
passe-temps, la recherche d’un modèle économique vraiment
novateur. En fait, cette recherche prend place désormais parmi
les tâches prioritaires, comme la plus urgente.
QUALITE DE LA VIE
Dressons le bilan de ce que nous apporte aujourd’hui
la civilisation du profit.
Bruit, pollutions tous azimuts, nourritures frelatées, fruits
sans saveur, endettement perpétuel pour la majorité des
ménages, affres des échéances, criminalité
croissante, agressions publicitaires, allongement de la durée
des transports, cadences de travail, dépeuplement rural, migrations,
chômage, béton remplaçant les arbres, circulation
démente, 300 000 blessés chaque année sur nos routes,
un million d’accidents du travail.
Personne ne connaît plus personne. Commerçants et acheteurs
s’épient. Chaque jour s’allonge la liste de nourritures devenues
inabordables aux budgets modestes. Des centaines de milliers de jeunes
ménages ont besoin d’un logement décent. Des grèves,
des mécontents, des révoltés partout.
Tout devient hors de prix : voyages, distractions, livres, réparations.
Plus on augmente les salaires et moins il en reste : impôts, taxes,
assurances, cotisations, intérêts d’emprunts, contraventions,
charges, pourboires, frais de scolarité, parkings, péages
et profits enlèvent d’autorité la majeure partie de la
paie. Théâtre, cinéma, restaurant sont du luxe.
La forêt est saccagée, les planes sont polluées,
les sites et la nature massacrés. Le monde est rempli d’éclopés,
de voisins hargneux, de névrosés, de dingues, de malades
de toutes sortes. Les jeunes ont perdu le respect de la liberté
du prochain le sens de l’honnêteté, celui de la communauté.
Ils veulent de l’argent, beaucoup, et tout de suite.
On impose à chacun mille formes d’assurances qu’il est tenu de
souscrire, sous peine d’être exposé aux pires calamités.
Pourtant, la meilleure des assurances n’est-elle pas l’entraide communautaire,
cette entraide que rejette l’économie mercantile où tout
doit nécessairement s’acheter et se vendre pour que des parasites
ou des coquins tirent profit de vos malheurs ?
La scène politique retentit d’invectives que se lancent à
la tête les partis se disputant le Pouvoir. La politique dite
de droite encourage et favorise le profit maximum et, à travers
lui, ceux qui ont licence d’en tirer pour eux l’essentiel. La politique
de gauche vise à étêter cette accumulation, à
réduire les inégalités sociales. Elle cherche à
compenser les aléas de l’existence, à minorer la part
de la chance. Or, qu’est-ce qui est en cause ? C’est l’exploitation,
à des fins mercantiles, du besoin, de travail. des malheurs de
la multitude, exploitation qui constitue le fondement même de
l’économie libérale capitaliste. La gauche se propose
bien de changer, mais avec des outils inadaptés ! Elle continue.
en effet, à composer avec le profit, admettant qu’il reste indispensable
à la formation des revenus dans un système dont elle se
garde de mettre en question les structures fondamentales : le système
des prix, la nature et le rôle de la monnaie le lien entre les
revenus salariaux et la durée de l’emploi, entre les revenus
et le niveau des prix, entre les prix et les coûts.
Par le biais du marché, la production s’ordonne ainsi plus pour
satisfaire les besoins de luxe et de puissance des nantis que pour satisfaire
les besoins élémentaires des défavorisés.
Détournée de son rode. la production n’est qu’un simple
maillon dans la formation du capital. Tout devient alors prétexte
« à faire de l’argent » : gaspillages, productions
inutiles et nuisibles. Au nom de l’emploi, alibi combien commode, on
foule aux pieds les idéaux que défendent écologistes
et pacifistes. Au nom de !a rentabilité, on massacre la nature.
Qu’importe la vie ; c’est l’argent qui compte !
IL Y A URGENCE
Nous commençons à payer le prix des
inévitables excès et dérèglements de la
société libérale.
Ayant détruit, massacré, pollué, semé d’innombrables
maladies, souillé la nature, empoisonné nos aliments,
la civilisation industrielle périra de ce gigantisme qu’elle
a engendré. Elle disparaîtra sous la masse indéfiniment
croissante de ses nuisances et de ses propres déchets.
C’est vers un butoir que nous nous précipitons tête baissée
pour nous y fracasser ; non pas le butoir de la pénurie annoncée
par le Club de Rome, mais le butoir marquant la limite d’adaptation
de l’être humain au gigantisme imposé par la société
de l’argent.
« L’utopie ou la mort », titrait hier René Dumont.
Si, aujourd’hui, une révolution économique apparaît
utopique aux yeux des grands-prêtres de l’argent et du profit,
le mouvement écologique entend bien en faire, demain, une réalité,
grâce au groupe de pression qu’il représente.
Il nous faut rassembler toutes les victimes de la « règle
du jeu » : possédants, paysans, cadres âgés,
jeunes à la recherche d’un revenu, chômeurs, expropriés,
expulsés, accidentés de la route et du travail, armée
des assistés sociaux que l’on assassine à petit feu et
tous ceux qui s’estiment en proie à l’insécurité
permanente, en un groupe de pression unique dont la mission consistera
à préparer les voies de cette révolution économique.
La nouvelle société à naître n’est ni la
société de l’An 2000 ni même celle de l’horizon
85. Elle devrait pouvoir s’établir, avec cadre institutionnel,
économique, au terme d’une période de préparation,
d’information et de rodage n’excédant pas six mois, c’est-à-dire
dès demain.
Pris au piège des nuisances et des mille problèmes qui,
déjà, s’abattent en avalanche sur nos destins, ce n’est
ni dans un siècle, ni dans dix ans, qu’il convient de les prendre
à bras-le-corps, mais tout de suite.
Cette civilisation va vers son anéantissement, à moins
d’un sursaut de conscience qui extirperait l’aiguillon de ce corps gangrené
et disciplinerait l’abondance pour la mettre au service d’une politique
d’allègement de la tâche de chacun, au profit des activités
libres et bénéfiques pour tous.
A LA RECHERCHE DE SOLUTIONS NOVATRICES
« Toutes les conditions sont réunies
pour que l’homme, grâce à l’apport de la technique, puisse
surmonter les obstacles qui l’ont empêché, pendant des
siècles, de vivre autrement que dans la crainte du lendemain.
Seuls. des imaginatifs peuvent contribuer à construire les structures
souples qui sont aujourd’hui désirables », écrivait
Louis ARMAND (1). De tels appels formulés depuis une quinzaine
d’années n’ont guère, apparemment du moins, infléchi
la pensée conservatrice vers la recherche de solutions vraiment
novatrices, c’est-à-dire économiquement révolutionnaires.
On aurait tort d’attendre l’écroulement de notre système
économique par un accroissement du chomage, une aggravation des
pénuries ou même par des crues de production que les techniques
monétaires, l’ouverture de débouchés étatisés
dans le domaine de l’armement, du spatial, des grands travaux, de l’aide
extérieure, des gaspillages, trouvent encore le moyen de masquer.
Quant aux attaques visant le profit capitaliste sans mettre en cause
la règle du jeu elle-même, attaque menée par les
syndicats et les partis de gauche elles ne débouchent jamais
nue dans les culs-de-sacs du réformisme, dans le bricolage fiscal.
Ni les uns ni les autres n’ignorent, en effet, qu’une partie des travailleurs
dont ils défendent les intérêts, vit de l’investissement
des profits non consommés et des industries de luxe et que toute
la fiscalité pesant sur les entreprises se répercute,
à travers les prix, sur les consommateurs à revenus fixes.
Sur le plan humain, la règle du jeu des institutions capitalistes
est à condamner : elle encourage ou stimule les gaspillages,
elle est source d’injustices et de guerres implacables, elle confère
un visa de rentabilité à des activités amorales,
elle exploite le besoin, la faiblesse, les malheurs, la crédulité
et élève tous ces actes au rang d’exploits récompensés
par le profit.
Chacun doit être convaincu qu’il n’est à attendre de nos
institutions économiques actuelles qu’une dégradation
accélérée de notre environnement, l’insécurité
pour tous les biens, une constante menace sur la vie en général.
C’est ce réflexe humain de conservation de la vie auquel il faut
faire appel, les faits se chargent de témoigner qu’il n’est d’autre
issue qu’une révoIution économique pour échapper
à des dangers dont la source se situe au niveau d’institutions
économiques qui font de l’homme un loup pour l’homme et un destructeur
de la nature.
LA NECESSITE D’UNE MONNAIE NON CIRCULANTE
Toutes les fois qu’une crise économique vient
frapper d’hébétude des populations laborieuses incapables
de discerner la raison pour laquelle elles doivent, en plein effort
et en pleine abondance, subir un dur rationnement, la sauvegarde de
la monnaie est présentée comme l’argument-clé qu’opposent
aux contestataires les hommes du Pouvoir.
Le propre d’une monnaie circulante est bien sûr... de circuler.
Les choses se compliquent du fait que cette circulation doit être
entretenue par tous les moyens puisque, de cette circulation qui va
d’un « support » à un autre, dépend la formation
des revenus. Les niveaux de vie, l’écoulement des produits, les
offres d’emploi, la production des biens et services, l’entretien et
l’expansion des outillages, tout en dépend par conséquent.
Or, cette circulation demeure livrée aux caprices de circonstances
assez souvent étrangères aux processus de production (disposition
du marché des consommateurs, fréquence des vols, transactions
occultes, héritages, jeux, fiscalité, parafiscalité,
etc...). Elle est surtout affectée par des crues de production
responsables de l’effondrement des prix et des profits.
Les avatars de l’économie sont ainsi les effets du caractère
circulant de la monnaie, de cette pratique selon laquelle, pour former
son revenu, chacun doit attendre d’un autre qu’il se dessaisisse d’une
partie du sien. Autour du flux monétaire gravitent les activités
utiles, inutiles ou nuisibles, morales ou immorales, créatrices
ou destructrices.
LES SOLUTIONS PROPOSEES
Marx a cru résoudre la question en imaginant
un communisme sans prix ni monnaie, relevant de l’infantilisme. E. Bellamy
a su faire preuve de plus de discernement en découvrant qu’il
fallait simplement ôter à la monnaie son caractère
ambulatoire pour en faire un instrument au service exclusif de la consommation,
en attribuant à chacun des droits à consommer non transférables
d’un individu à l’autre. Les niveaux de vie deviennent, de cette
façon, directement dépendants du volume atteint par une
production libérée de ses gaspillages, de son malthusianisme,
de ses freins financiers, reconverti à des fins utiles, au lieu
de dépendre de l’aptitude à circuler d’une certaine masse
monétaire.
Analysant les conséquences des progrès techniques foudroyants
des dernières décennies, constatant que, pour la première
fois dans l’histoire, la production croissait en même temps que
le chômage, Jacques Duboin comprit que la seule façon cIc
procurer aux hommes libérés par la machine, le pouvoir
d’achat qui leur est dû, était de s’engager dans cette
même voie.
Nous sommes riches collectivement d’énergie, ri^ terres fécondes,
d’outillages, de cerveaux et de bras. Nous parvenons au seuil d’une
civilisation exaltante préparée par des générations
de techniciens, d’inventeurs, de prospecteurs opiniâtres et de
travailleurs obscurs qui, les uns et les autres, se sont associés
à travers les continents, par dessus les frontières et
les idéologies. De cette civilisation humaine enfantée
dans le besoin et dans la peine, nous avons demain, libérés
de nos chaînes, à récolter les bienfaits.
C’est pourquoi, un demi-siècle après Bellamy, J. Duboin
engageait le combat pour l’Economie Distributive.
CONSÉQUENCES D’UNE MONNAIE DISTRIBUTIVE
Le modèle proposé sous ce nom procure
(voir p. 16) :
- la sécurité du revenu pour tous, quelle que soit la
conjoncture en matière de débouchés et d’emploi
; y compris pour les agriculteurs ;
- la suppression des impôts, des assurances, des caisses de retraite,
de la bureaucratie de la Sécurité Sociale, des services
financiers des entreprises, de la publicité obsessionnelle, de
l’endettement, de l’usure, des agios, des aléas de la Bourse
;
- le statut d’individu à part entière pour les femmes
au foyer, les étudiants, les chômeurs involontaires et
les retraités, qui perçoivent tous leur revenu personnel
;
- la réduction de la durée du travail, la possibilité
de travail « à la carte » grâce à la
suppression de millions d’emplois antérieurement consacrés
à faire circuler l’argent en poussant la consommation jusqu’à
l’absurde ;
- la réduction des délais de stockage, la solution complète
du problème des excédents de production, et ainsi la possibilité
d’aide réelle au Tiers-Monde ;
- la baisse des prix, et même la gratuité immédiate
pour les produits et services non susceptibles de devoir être
rationnés par un prix ;
- l’atténuation des gaspillages, l’allongement des durées
d’usage, l’essor des inventions, la diffusion large et rapide des découvertes
;
- la recherche de l’équilibre écologique, d’une production
agricole saine, la lutte contre les pollutions, la défense de
l’environnement ;
- la fin de la délinquance, des crimes crapuIeux et de la violence,
l’humanisation des rapports sociaux débarrassés de la
rivalité et de l’appât du gain ;
- l’allègement des fatigues inutiles, la gratuité des
soins médicaux, le développement de la médecine
préventive ;
- le libre accès de tous à la culture, à l’information,
aux sports et aux loisirs.
Un ordre de valeur fondé sur d’autres critères nue la
recherche d’un profit monétaire ne peut qu’améliorer le
climat social, et familial, moraliser les activités, apprendre
les vertus de l’entraide et contribuer ainsi à l’épanouissement
de tout être humain.
Modèle pour une société à la fois socialiste,
libérale et communautaire, l’utopie d’E. Bellamy, conçue
il y a plus d’un siècle, reste la plus attachante et son adaptation
à notre époque ne soulève guère de problème.
Et, comme l’a montré J. Duboin, elle apporte la solution quasi-immédiate
aux crises qui préoccupent les Etats : prix, chômage, désordres
monétaires, gaspillages, destruction des équilibres, insécurité
et conflits.
(1) L. ARMAND et M. DRANCOURT, dans « Plaidoyer pour l’avenir ».