Un capitalisme à visage humain ?


par  A. PRIME
Publication : juin 1991
Mise en ligne : 18 mars 2006

Provocation après avoir écrit la brochure "Un socialisme à visage humain" ? Non pas. J’avais donné ma brochure à lire à un ami socialisant. Après s’être dit en total accord avec la première partie (la crise des marchés), il montra envers la deuxième partie (l’Economie Distributive) et la troisième (Quelles sont les chances d’instaurer l’ED. ?) le scepticisme que nous ne connaissons que trop bien : "C’est trop beau, ça ne verra jamais le jour, les hommes sont trop égoïstes, il faudrait d’abord changer les mentalités, les puissances d’argent sont trop fortes et prêtes à tout pour conserver leurs privilèges, le tiers-monde connaît une démographie galopante, etc...". Puis, tout à coup, mon ami - appelons-le Lucien - laissa tomber, l’oeil malicieux : " Si déjà on pouvait instaurer un capitalisme à visage humain..."

Cette "réflexion-boutade" servit de point de départ à une large discussion sur l’état et l’avenir du monde.

Tu ne vas tout de même pas, dis-je, prétendre que tu es d’accord avec Francis Fukuyama [1] quand il écrit : "C’est cette adhésion à la démocratie libérale en tant que forme ultime de gouvernement que j’appelle "la fin de l’Histoire" ; ou encore "L’égalitarisme de l’Amérique moderne incarne dans ses grandes lignes cette société sans classes dont rêvait Marx".

La pensée de Lucien n’allait pas jusque là, mais il admettait au mieux des progrès par le "réformisme". Je lui fis remarquer que c’était le nouveau credo des socialistes français, qu’il n’était plus question pour eux, comme en 1981, de "changer la vie" en changeant de régime.

Leur seule ambition était désormais de prétendre, comme les Socialistes allemands après Bad Godesberg [2], changer le régime par des réformes, ainsi que l’a écrit dans le Monde du 3 avril, Michel Charzat en charge du Nouveau Projet Socialiste pour l’an 2000 :"Revenons aux sources d’un réformisme conséquent, pour lequel le chemin et le but ne font qu’un".

Lucien rétorqua que si les Socialistes au pouvoir depuis dix ans s’étaient, au lieu, dans un premier temps, de rêver et ensuite de gérer au mieux le capitalisme, engagés à fond dans cette voie, c’eût été déjà un grand pas ... Nous connaîtrions sans doute, continua-t-il, une sorte de "capitalisme à visage humain". C’est du reste, précisa-t-il, ce que Fabius préconise, sans le dire de cette façon, dans son dernier livre "C’est en allant vers la mer" [3].

Je demandais à mon ami de me décrire ce que pourrait être, selon lui, un "capitalisme à visage humain’ Il cita (je résume) : réduction des industries d’armement comme promis par les Socialistes en 1981 ; politique cohérente et suivie pour l’éducation nationale, qui, depuis dix ans, change avec chaque nouveau ministre ; politique d’urbanisme, et non seulement construction de logements sociaux sans cadre de vie ; mesures drastiques contre la spéculation immobilière ; résorption massive du chômage par une réduction concertée et progressive du temps de travail et ce, en partageant, comme en exRFA, les gains de productivité ; suppression de la précarité lutte contre la pornographie souvent liée à la drogue, etc.

Lucien convenait qu’un tel objectif n’était possible qu’avec un gouvernement de gauche et volontariste, car il était bien conscient qu’avec la droite au pouvoir seul le profit tous azimuts - peu importaient les dégâts - était la règle.

Je fis remarquer que tous ces nobles objectifs étaient - optimisés et avec beaucoup d’autres - ceux des distributistes, comme il avait pu le lire dans ma brochure que les Socialistes nous rebattaient les oreilles avec "leur culture de gouvernement acquise dans la dure confrontation avec la réalité" et justifiaient ainsi leur inaction sociale. Et quand on leur demandait ce qu’ils avaient fait en huit ans que la droite n’eut fait sous la pression d’une opposition syndicale et politique, ils ressassaient indéfiniment : abolition de la peine de mort, lois Auroux, RMI., et, nouveau dada : faire payer les villes riches pour les villes pauvres. En tant d’années de pouvoir "socialiste", c’est un peu court. En un mot, concluais-je, on constate que les Socialistes français, tout comme la social-démocratie en général (exception faite en partie de la Suède d’Olof Palme) ont renoncé à "changer la vie", ce qu’ils ne pouvaient faire qu’en sortant du système, comme c’était formellement inscrit dans leurs statuts et leur projet de 1980.

Ce n’était pas l’opinion de Lucien. Il persista dans son idée-clef : les temps ont changé. Seuls les Socialistes pouvaient, par une politique rénovée sous la pression populaire, réaliser les réformes qui conduiraient au moins à rendre le capitalisme plus humain.

Toute cette discussion, vous vous en doutez, amis distributistes, m’amena à réfléchir à nouveau à la fameuse transition -serpent de mer s’il en est - que nous avons cent fois évoquée dans nos colonnes, sans avancer il faut bien le constater, des solutions, ou plus simplement des idées vraiment pertinentes.

C’est que le problème n’est pas simple. Notre ami Guy Marchand, citoyen du monde et acquis à nos thèses, nous pose sans cesse la question : "Quelles sont vos mesures de transition pour parvenir à l’économie distributive ?" D’abord quelques rappels :

- En 1986, nous avions lancé un appel à nos lecteurs pour qu’ils nous écrivent sur ce sujet. Et la Grande Relève de mai publiait divers articles.

Rien de décisif.

Nous avions par ailleurs publié des extraits de la brochure de 40 pages que nos "ainés", les Jeunes d’avantguerre, avaient éditée "Un plan de transition". Fort intéressant, mais avec un postulat qui élude en fait le problème essentiel : ils supposaient un gouvernement distributiste. Tout - ou presque - reste donc à faire.

- Nous avons à plusieurs reprises rendu compte d’idées - sinon de solutions - proposées par différentes personnalités ou écoles André Gorz qui cite souvent J. Duboin Yoland Bresson (Le Participat) [4] BIEN. pour redistribuer les gains de production ; Jacques Robin (Transversales) ; Guy Aznar (le deuxième chèque) ; le RMI, la monnaie verte, embryons de distributisme ; cartes à puce comme moyen, etc.

L’échec des régimes communistes de l’Est a laissé beaucoup de révolutionnaires orphelins, même parmi les distributistes. Dramatique, car pour beaucoup et non des moindres, un soleil s’était levé en 1917 qui devait changer le monde.

Retour à la case départ ? Triomphe définitif du capitalisme ? Ni l’un, ni l’autre. Bernard Henri Lévy (BHL) n’est le pape, ni de la pensée, ni de l’Histoire comme il le croit. La discussion, en fait, ne fait que commencer.

Jean Ziegler, écrivain, député suisse (ses "collègues" défenseurs des banquiers de l’argent sale, ont réussi à faire lever son immunité parlementaire suite à la publication de son livre "la Suisse lave plus blanc" dont la G.R. a rendu compte), vient de publier un nouveau livre [5] "A demain Karl" (il s’agit de Karl Marx). Il commence par des citations de Bertold Brecht, entre autres "Changer le monde, il en a besoin’ Cela, c’est indubitable. C’est plus que jamais l’objectif, et ce n’est pas le Nouvel Ordre Mondial de Bush qui peut le réaliser.

Le fait capital, à une décennie à peine de la fin du siècle, c’est, avec l’effondrement des régimes de l’Est et le soi-disant triomphe d’un capitalisme "restructuré", l’avènement, ou plutôt l’approfondissement de la double société duale :

- des pauvres toujours plus pauvres et toujours plus nombreux,

- des riches toujours plus riches et de moins en moins nombreux.

Cela vaut pour les sociétés industrialisées et, plus encore, au niveau Nord-Sud. C’est dans ce contexte que vont se dérouler les luttes à venir.

Je lisais récemment [6] que le Bengladesh, en surface le quart de la France, souvent inondé par la mer ou les trois grands fleuves qui forment un delta, comptait 100 millions d’habitants et, au rythme actuel, en compterait 400 millions en 2050. Peut-on espérer une prospérité relative pour tous - ne parlons pas d’abondance - dans de telles conditions ? Le Bengladesh fait partie des cinq pays les plus pauvres du monde.

Force est donc, s’agissant d’Economie Distributive de l’Abondance, de commencer par l’instaurer dans les pays ’Riches" actuels ou potentiels. "La meilleure façon de nous aider (vous, les pays riches) disait Don Camarra, serait de faire d’abord la révolution chez vous." Sage conseil. Alors, amis distributistes, à vos plumes pour un débat approfondi sur la transition. A prendre au sens large mesures de transition partielles, globales, moyens de les faire connaître, de les faire appliquer, transition dans le temps (dix ans, un demi-siècle ?) Tout cela, compte tenu de nos moyens. Que votre imagination prenne le pouvoir !

Pour ma part, je m’expliquerai ultérieurement. Dans l’immédiat, en tant que responsable de la diffusion de la Grande Relève, je voudrais simplement dire qu’en attendant le jour "J", nous devons étendre notre audience. Réunissez quelques personnes, faites leur connaître nos thèses, abonnez-les à la G.R. [7]. C’est un pas en avant concret que tout le monde peut faire, doit faire. Au moins, de la sorte, sommesnous sûrs d’ouvrer pour la transition, si modestement que ce soit.

Pour convaincre les incrédules ou mêmes les sceptiques, citez leur Susan George [8] : "Nous sommes tous embarqués sur le Titanic, même si certains voyagent en première classe."

PS. Question qui pourrait lancer le débat "Que pensez-vous du "raisonnement" de Lucien ?"


[1A plusieurs reprises, la GR a évoqué l’article de cet obscur conseiller politique américain, d’origine japonaise.

[2Petite ville où le SPD, lors de son congrès de 1959, a répudié officiellement le marxisme et s’est rallié à l’économie de marché.

[3Editions du Seuil, novembre 1990.

[4Voir compte rendu GR de février 1987.

[5Editions Régine Deforges, 1991, en collaboration avec Uriel da Costa.

[6Jean-Marie Pelt. Fayard 1990. "Le tour du monde d’un écologiste",

[7La cassette a permis à plusieurs d’entre vous de faire écouter la "conférence maison" à des amis qui ont ensuite par 5, voire par 10, commandé "un socialisme à visage humain". Il faut "concrétiser" par un abonnement à la G.R.

[8Susan George "Jusqu’au cou". La Découverte, 1988. Découverte 1988.


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