La force de la simplicité

Place à la philosophie
par  B. BLAVETTE
Publication : décembre 2016
Mise en ligne : 2 mars 2017

  Sommaire  

« Un peuple libre est un peuple qui peut imaginer autre chose que ce qui est. »

Raymond Ruyer, L’utopie et les utopies.

Les lignes ci-dessous s’entendent comme le complément, l’approfondissement de mon propos sur la simplicité, amorcé dans mon article précédent intitulé Ploutocratie (GR 1177). Nous allons envisager ici les fondements philosophiques et historiques de la démarche de simplicité. Et dans une troisième étape, à venir, nous nous attacherons à décrire les formes concrètes de la sobriété dans la vie de tous les jours.

Le lecteur pourra estimer que la notion de simplicité que je défends est bien éloignée de la triste réalité que nous vivons. Et cela est vrai. Mais c’est précisément lorsque s’annoncent des temps difficiles que la capacité de l’être humain à « imaginer autre chose que ce qui est » s’avère salutaire, car c’est alors que s’ouvrent des perspectives, jusque-là insoupçonnées, permettant de combattre le désespoir et l’immobilisme qu’il engendre.




Le capitalisme n’en finit pas, jour après jour, de dévaster nos vies. Violences en tous genres, désordres économiques, catastrophes écologiques, alternent à un rythme effréné. La veulerie du plus grand nombre, la corruption de l’oligarchie politico-financière, le relâchement des attitudes et des corps, la pauvreté et la vulgarité du langage, l’inanité de notre art contemporain totalement prostitué au marché, signent le déclin d’une civilisation. Face à ce chaos, notre société semble tétanisée, incapable d’apporter les réponses nécessaires. Et tout indique que les oligarques dominants, eux-mêmes, sont sur le point de perdre le contrôle du système qu’ils nous ont imposé. Car face à la déliquescence des processus de délégation des pouvoirs que traduit la médiocrité généralisée du personnel politique, illustrée jusqu’à la caricature par les bouffons qui s’agitent dans la perspective des prochaines élections françaises, ou l’élection de Donald Trump aux États-Unis, nul ne peut prédire vers quels abîmes se dirigent les sociétés humaines.

 

Pourtant, au-delà de ce paysage de la désespérance, un observateur attentif pourrait déceler les prémisses d’une possible renaissance.

Un peu comme ces premiers mammifères qui se camouflaient dans les anfractuosités rocheuses pour échapper à l’attention des lézards gigantesques qui dominaient le monde mais ne devaient pas survivre à la grande extinction qui balaya la planète à la fin du Crétacé, il y a 65 millions d’années, on constate aujourd’hui qu’une petite minorité ose faire ce pas de côté qui signe le refus de collaborer avec un monde dont l’inhumanité se révèle chaque jour un peu plus. Ils se réclament de la Décroissance, organisent des Villes en Transition, des “nuits debout”, des activités coopératives, des monnaies parallèles, ils animent des associations de défense des droits humains ou d’aide aux réfugiés que des guerres absurdes, ou la famine, ont chassés de chez eux. On n’en finirait pas d’évoquer ce bouillonnement créateur, toutes ces initiatives qui demeurent cependant ultra minoritaires, fragiles, parcellaires, faute d’être parvenues à concevoir un corpus de valeurs suffisamment fortes pour s’imposer à la multitude, pour susciter l’espoir et le rêve, pour donner un sens à notre passage en cet univers.

Car il faut reconnaître que la phraséologie traditionnelle de la transformation sociale utilisée depuis le XIXème siècle ne fonctionne plus : les mots socialisme, lutte des classes, révolution, n’évoquent rien pour la multitude  ; ils ne demeurent signifiants que dans l’entre soi du militantisme de gauche. En effet, bien que ce cadre d’analyse demeure parfaitement pertinent, il souffre de renvoyer à tous les échecs de ce que l’on a appelé le “socialisme réel” : les révolutions russe et chinoise, le régime de la Corée du Nord, plus récemment la capitulation de Syrisa en Grèce, la décomposition de la social-démocratie en Europe... Par ailleurs les peuples ne se reconnaissent plus actuellement en termes de classes sociales comme au XIXème siècle. La quasi-disparition des solidarités entre dominés est l’une des grandes victoires du capitalisme contemporain. Enfin, ce dernier s’est profondément enraciné sur l’ensemble de la planète, développant une propagande et des techniques de répression ultra sophistiquées. Une révolution, au sens classique du terme, supposerait un niveau de violence incompatible avec l’éthique qui doit guider toute démarche de transformation sociale.

Il faut pourtant renoncer à des solutions qui n’aboutiraient qu’à amender le capitalisme à la marge. Car l’histoire montre que les avancées obtenues lors des périodes de fortes mobilisations, comme à la fin de la dernière guerre mondiale, sont systématiquement remises en cause lorsque les rapports de force s’inversent au profit des dominants, ce à quoi nous assistons aujourd’hui. La lutte permanente est une absurdité qui épuise les forces physiques et psychiques de tous, un incroyable gaspillage d’énergie.

Si nous souhaitons que notre descendance puisse vivre dans un monde plus apaisé il nous faut tourner nos regards vers des chemins différents.

Je l’ai déjà énoncé : parmi la multiplicité des possibles, il est, me semble-t-il, une notion suffisamment large pour transformer profondément à la fois nos vies personnelles, notre organisation économique et sociale et nos références esthétiques : l’idée de simplicité, qui est présente, depuis toujours, au plus profond de l’esprit humain.

J’ai longtemps cherché une expérience personnelle, des images, qui puissent évoquer pour le lecteur la richesse, la plénitude qui émanent de la simplicité, car l’essentiel est toujours difficile à dire… Jusqu’à ce jour d’été qui me voit parcourir les allées du jardin ethnobotanique entourant le prieuré de Salagon en Haute-Provence. Je traverse le jardin médiéval où se mêlent les plantes médicinales, alimentaires et textiles, le jardin des senteurs qui rassemble les familles végétales aromatiques, le conservatoire génétique, agrémenté du murmure d’une petite fontaine, où sont préservées les plantes rares, certaines en voie de disparition. Et puis mes pas me mènent tout naturellement vers l’église romane du XIIème siècle, que j’apprécie particulièrement pour son dépouillement et la qualité de son acoustique. Dès le seuil, je réalise que j’ai de la chance  : dans le chœur, sur une petite estrade, deux chanteurs et une chanteuse s’apprêtent à répéter le concert du soir consacré à des madrigaux du Moyen Age, exécutés a cappella [1]. Nous sommes cinq ou six spectateurs et soudain les voix s’élèvent, s’enflent, emplissent la nef et semblent imprégner chaque grain de lumière dispensée par les étroits vitraux. Je me sens fondre dans ces voix comme une goutte d’eau dans l’océan et je croise des regards qui me disent la même émotion.

Ainsi, quelques chanteurs aux mains nues, sans la moindre prothèse technique, peuvent, par la simple puissance de leur esprit et de leurs voix, tendre vers l’universel.

La simplicité, c’est cela, savoir se défaire du superflu, de l’inutile, de l’encombrant qui entravent notre plaisir et notre liberté. Car qui possède peu, seulement le nécessaire, se perçoit léger, libre, sans entrave, réceptif à toutes les opportunités.

Cette démarche, qui est présente dans l’espèce humaine, notamment en Asie, depuis la plus haute antiquité, a été magnifiée en Chine, à travers la poésie de la période Tang (618-907). Ici le poète Li Po parvient à l’essence des choses en 3 ou 4 signes de calligraphie et en quelques mots de traduction française :

À un ami qui m’interroge,
Pourquoi vivre au cœur de ces vertes montagnes ?
Je souris, sans répondre, l’esprit tout serein.
Tombent les fleurs, coule l’eau, mystérieuse voie...
L’autre monde est là, non celui des humains.

En quelques signes, tout est dit  : le paysage, la sérénité issue de la communion avec les mystères de l’Altérité [2].

De même, le sinologue François Julien évoque l’œuvre du peintre Ni Zan, l’un des quatre « grands maîtres » du XIVème siècle chinois, célèbre pour avoir peint quasiment le même paysage toute sa vie, évoluant vers toujours plus de dépouillement :

« Au premier plan, quelques arbres graciles au feuil­lage rare. S’espaçant autour de ce bosquet, des roches basses évoquent de place en place les contours d’un rivage, tandis que de légères collines déploient au loin cette perspective plane. Au vide de l’eau répond la limpidité sans fond du ciel. Un toit de chaume soutenu simplement par qua­tre piliers est la seule indication d’une présence possible, mais personne n’est là. L’encre qui a servi à peindre ce paysage a été abondamment diluée, la gamme des couleurs est étroite, généralement pâle […] Aucun mouvement impulsif du pinceau ne vient troubler le calme qui se déploie […] Rien ne cherche à séduire ou à forcer l’attention et pourtant ce paysage existe pleinement » [3].

La vie de Ni Zan est à l’image de son œuvre ; elle nous est bien connue car elle a fortement impressionné ses contemporains. Héritier d’une grande fortune, il commence par mener l’existence d’un esthète parmi les livres et les objets précieux. Puis, écœuré par la violence et la corruption de la société de son temps, désirant échapper aux soucis de la gestion de ses biens, il se défait de ses possessions, ne conservant que ce qui lui semble nécessaire pour mener une vie digne. Se dégageant ainsi du fardeau des choses, il ne se coupe pourtant pas du monde et consacre les dernières années de sa vie à évoluer d’amis en amis, apprécié de tous pour la profondeur de sa pensée, la qualité de son art, l’agrément de sa conversation.

C’est ici que la sagesse chinoise rejoint ces philosophes grecs qui ne professaient pas une doctrine particulière, qui n’ont laissé aucun écrit et nous sont connus seulement par les témoignages de l’époque. Les disciples observaient simplement le maître dans sa vie de tous les jours, sa manière de traiter les choses, des plus importantes aux plus humbles, ils adaptaient leur comportement à un exemple vivant, concret, accessible à tous.

On constatera que la réflexion artistique est au cœur de ces trois exemples illustrant la notion de simplicité. En effet, la démarche artistique véritable, celle qui, selon l’écrivain Dominique Fernandez, est « inévitablement en guerre avec l’ensemble de la société » [4], constitue pour l’artiste et pour ceux à qui il s’adresse une forme d’exercice spirituel débouchant sur un idéal commun aux différentes disciplines (musique, poésie, peinture...)  : l’initiation aux mystères de notre univers qui conduit à la redécouverte des valeurs fondamentales de l’humain pour atteindre un état d’équilibre fait de modestie, de discrétion, de tempérance, d’empathie vis à vis de l’altérité.

Et c’est précisément en ce point que la simplicité déploie toute sa force subversive, par son incompatibilité absolue avec notre société contemporaine.

Face à ces marionnettes grotesques, ces ego boursouflés, ces amoncellements de marchandises qui semblent sortis « des délires d’un vieillard sénile » [5] et occupent pourtant le devant de la scène, celui qui s’est engagé dans la voie de la simplicité va opposer un “détachement”, plus encore une “désaffection”, qui constituent les formes les plus extrêmes de la transgression. Car pour se maintenir, tout système d’oppression a besoin de l’assentiment, de la complicité d’une part non négligeable de la population, comme l’affirmait Étienne de La Boétie dans sa Servitude volontaire  : « Comment le tyran a-t-il tant de mains pour vous frapper s’il ne les prend de vous  ? D’où a-t-il pris tant d’yeux dont il vous épie si vous ne les lui donnez  ? (...) Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous que par vous  ? Que pourrait-il vous faire si vous n’étiez receleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue et traîtres à vous-mêmes  ? Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. » Autrement dit, un haussement d’épaules peut renverser un empire [6] .

 

Le capitalisme contemporain et les forces politiques qui le mettent en œuvre reposent sur deux maîtres mots étroitement liés entre eux  : adhésion et confiance.

Adhésion à un hédonisme fondé sur la recherche insatiable d’une abondance chimérique, source d’insatisfaction permanente.

Confiance dans un système économique qui place la guerre de tous contre tous et l’individualisme forcené comme principes centraux de fonctionnement.

Dans ce « jeu » pervers, dominants et dominés ont pourtant tout à perdre car chacun se trouve individuellement corseté par la dictature impitoyable de l’ego et des passions, et collectivement confronté à l’incontournable crise écologique, conséquence du pillage incontrôlé de la planète. Mais pour peu que l’on consente à changer de regard, la simplicité nous offre, j’ose le dire, sa « voie royale » car qui possède peu est alors libre de s’éloigner, au moins partiellement, de l’aliénation des tâches de production pour se consacrer à des activités de l’esprit qui signent la nature profonde de l’être humain : tendre vers une connaissance intime de notre être singulier, s’efforcer de comprendre l’univers qui nous entoure par la philosophie, la science fondamentale et l’art, être capable d’imaginer autre chose que ce qui est, se tourner vers l’altérité afin d’établir les coopérations indispensables à une « vie bonne ».

Car on a trop souvent tendance à l’oublier, l’être humain est non seulement un « animal social » qui ne peut s’épanouir pleinement qu’à travers des relations harmonieuses avec ses semblables, mais aussi un « être spirituel » engagé dans une quête de sens qui est le but ultime de toute vie.

En nous libérant de l’enlisement dans les choses, des entraves tissées par l’obsession de la réussite et de l’avoir, la simplicité nous offre la joie de déployer largement notre esprit et notre imagination vers un avenir désirable, vers le désir exigeant d’une nouvelle utopie. La simplicité, ce n’est surtout pas un retour en arrière, mais bien plutôt avancer vers une harmonie qui est encore à atteindre. C’est faire le pari que les plus belles pages de l’histoire humaine restent à écrire.


[1Il s’agit de membres de l’ensemble vocal Via Voce, http://viavoce.over-blog.com.

[2Ce poème est extrait de Poésie chinoise, par François Cheng, éd. Albin Michel, 2002.

[3Éloge de la fadeur. À partir de la pensée et de l’esthétique de la Chine, éd. Le Livre de Poche/Essais, 1991. Précisons que le terme “fadeur” est à prendre ici dans l’acception de la philosophie traditionnelle chinoise, c’est-à-dire une sorte de détachement qui, refusant de s’arrêter à une détermination particulière, permet à l’individu de s’ouvrir aux différents savoirs des diverses écoles philosophiques (confucianisme, taoïsme, bouddhisme) et de les faire communiquer.

[4Dominique Fernandez dans La course à l’abîme, éd. Grasset, 2002. Une évocation de la force subversive de l’art à travers la peinture du Caravage.

[5Je renvoie ici au film de Fédérico Fellini Roma, qui se clôture par l’extraordinaire « présentation de mode ecclésiastique », précisément issue de l’imagination dérangée d’un cardinal sénile. Cette séquence hors du commun peut être considérée comme une formidable représentation de notre « théâtre social » contemporain.

[6L’effondrement de l’URSS sous son propre poids est un exemple presque parfait d’un tel processus. Voir Bernard Blavette, L’État entre puissance et fragilité, GR 1173, mars 2016.


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