« Le temps du changement »

LA MÉTHODE HOLISTIQUE
LES DOSSIERS DE LA GRANDE RELEVE
par  M.-L. DUBOIN
Publication : mai 1986
Mise en ligne : 23 juin 2009

Étude du livre de F. CAPRA

La révolution qui a bouleversé la physique au début du XXe siècle (voir éditorial) a conduit à une nouvelle conception de l’Univers impliquant des changements « d’outils » suivant le niveau d’observation où on se place.
Ne serait-il pas plus conforme à la réalité de considérer partout ces différents niveaux dans leur ensemble  ? C’est ce que propose un physicien de l’Université de Bakeley, F. Capra, sous le nom de méthode « holistique », mot formé à partir du grec « holos » qui désigne le tout, l’ensemble. Sa méthode dépasse largement le cadre de la physique, et dans un livre récent (*), il passe en revue tout ce que l’on peut espérer de l’application de la méthode holistique aux diverses activités humaines.
Capra montre notamment qu’il n’y a plus aucune raison de s’obstiner à appliquer les lois de la mécanique rationnelle au corps humain et que c’est pourtant ce que font les médecins aujourd’hui quand ils persistent à traiter le malade comme une machine, un peu comme ils le feraient avec leur voiture, quand son carburateur a des défaillances. Un être humain doit être considéré d’une part dans son ensemble, corps et esprit intimement liés, et d’autre part comme partie d’un ensemble plus grand : sa famille, son environnement, la planète entière. Ainsi les soins médicaux ne consisteront plus à « réparer  » la « partie » malade d’un client à l’aide de drogues définies par des spécialistes (et qui ont surtout pour effet de favoriser le développement des multinationales de l’industrie pharmaceutique) mais au contraire à aider le malade à retrouver la santé, en mettant à son service les méthodes les mieux appropriées, à commencer par de gros efforts de prévention, donc d’éducation dispensés éventuellement par des infirmières. J’ai eu plaisir à trouver dans ce livre de Capra des comportements que j’ai attribués aux « affranchis de l’an 2000 ». On voit donc que Capra est un révolutionnaire... C’est aussi un physicien qui rappelle bien que si la physique classique s’applique à un système isolé, elle montre que celui-ci tend vers une entropie maximum, où son activité cesse, alors que, tout au contraire, les biologistes observent que l’univers vivant évolue vers des états de complexité croissante, donc vers l’ordre c’est-à-dire que leur entropie décroit.
Après avoir ainsi démontré pourquoi la physique mécaniste de Newton ne peut pas s’appliquer aux phénomènes vivants, Capra dénonce les erreurs commises, dans tous les domaines, en s’obstinant à vouloir l’appliquer. Il aborde, entre autres, le domaine des maladies mentales d’une façon originale, et présente, par opposition, l’ouverture que propose la méthode holistique qui par bien des côtés se trouve rejoindre curieusement les pratiques de la médecine chinoise et les croyances intuitives de la tradition chamanique qui fut à l’origine de nombreuses cultures, dans le monde entier.
Son analyse des erreurs que commettent les économistes rejoint parfaitement la nôtre, alors qu’elle s’appuie sur le raisonnement physique de l’inadaptation de la méthode, cartésienne aux phénomènes humains : L’économie, dit-il, «  se caractérise de nos jours, par une approche fragmentaire et réductionniste, typique de la plupart des sciences sociales », c’est-à-dire précisément suivant la méthode cartésienne. Et il ajoute « Les économistes ne reconnaissent pas que leur discipline n’est, en fait, qu’un aspect d’une vaste structure écologique et sociale, d’un système vivant composé d’êtres humains en interaction continue les uns avec les autres et aussi avec les ressources naturelles. L’erreur fondamentale est de diviser cette structure en fragments supposés indépendants...  » or les économistes critiques qui désiraient étudier les phénomènes dans leur contexte réel, se sont vus contraints de se situer en dehors de la « science » économique, « épargnant ainsi à ses représentants la pénible tâche de devoir prendre en considération les problèmes que soulevaient leurs critiques ».
Capra poursuit : « Les seules valeurs apparaissant dans les modèles économiques actuels sont celles qui peuvent être quantifiées sous forme monétaire. C’est ce qui donne à l’économie l’apparence d’une science exacte, alors qu’aucune distinction n’est faite entre les biens renouvelables et ceux qui ne le sont pas et que les coûts sociaux, ceux par exemple engendrés par les nuisances du système, sont mis à l’actif du produit National Brut  ! »
Capra émet ensuite une autre critique : « les économistes ont complètement ignoré la recherche psychologique sur le comportement des individus considérés comme des consommateurs et des investisseurs parce qu’il leur était impossible d’intégrer les résultats d’une telle recherche dans le cadre de leurs analyses quantitatives ». Là, nous ne sommes pas d’accord, en ce sens que nous ne pensons pas qu’il n’y a pas de recherches psychologiques sur le comportement des consommateurs. Notre critique est bien plus grave. Nous pensons que de telles recherches sont faites couramment et avec de gros moyens. Mais qu’elles sont dévoyées : elle ne servent pas aux économistes à déterminer quels sont les besoins des consommateurs pour les satisfaire, elles servent aux entreprises pour savoir comment manipuler les consommateurs par la publicité, pour les amener à vouloir consommer ce que les entreprises veulent leur vendre afin d’augmenter leur puissance et leurs profits.
Au passage, Capra donne quelques citations édifiantes. Par exemple celle de Milton Friedman au cours d’une allocution à l’Association économique américaine « Je crois que nous, économistes, avons, au cours de ces dernières années, causé beaucoup de tort à la société dans son ensemble et à notre profession en particulier... ». Et cette déclaration du Secrétaire au Trésor, M. Blumenthal, en 1978 : «  Je crois véritablement que les professionnels de l’économie sont sur le point de ne plus rien comprendre à la situation actuelle, que ce soit avant ou après les faits ! ».
Comme nous sommes d’accord avec Capra quand il écrit : «  La mauvaise gestion actuelle de notre économie remet en question les concepts de base de la pensée économique... » et qu’il ajoute que les économistes, bien que conscients de l’état de crise actuel, ont le tort de croire qu’il vont trouver la solution dans le cadre existant ! Car, dit-il, « ce cadre se fonde sous des concepts et des variables énoncés il y a plusieurs centaines d’années et dépassés du fait des bouleversements sociaux et technologiques ». Sa méthode « holistique  » nous apporte une nouvelle façon de présenter notre analyse « la remise en questions des concepts », dit-il, « ... doit prendre en considération tout le système de valeurs sous-jacent et reconnaitre sa relation avec le contexte actuel. Vus sous cet angle, beaucoup de problèmes sociaux et économiques trouvent leur origine dans les difficultés d’adaptation des individus et des institutions aux valeurs mouvantes de notre temps »... car, conclut-il, « l’économie qui se concentre essentiellement sur les biens matériels représente actuellement l’expression même des valeurs matérialistes ». Il explique que ce système de valeurs, encourageant la poursuite de buts à la fois dangereux et amoraux, a institutionnalisé des attitudes que le christianisme tenait alors pour péchés mortels  : gourmandise, orgeuil, envie, avarice, et il a remplacé, au XVIIe siècle, un ensemble de valeurs où figuraient la désapprobation du prêt usuraire, l’exigence du respect du « juste prix », la conviction « que le profit et la thésaurisation doivent être découragés, que le travail doit profiter à tous et au bien-être de l’âme, que le commerce ne se justifie que par la satisfaction des besoins communautaires »... Le « marché » n’avait alors de sens qu’au plan local. « L’une des conséquences plus importantes de ce renversement des valeurs, dit Capra, fut le naissance du capitalisme », qui, d’après Max Weber, est liée à la croyance, apparue avec la Réforme, dans les sectes puritaines, que le travail est une vertu divine et que l’accumulation des richesses qui en résulte, est la preuve tangible d’un devoir accompli.
Poursuivant son analyse du rôle de l’esprit cartésien et « mécaniste » dans les modèles économiques, Capra conclut : « L’une des caractéristiques les plus remarquables de l’économie, tant capitaliste que communiste, est son obsession de la croissance... cette croyance en la nécessité d’une croissance continue... peut être rattachée aux notions newtoniennes d’espace et de temps absolus... elle est un reflet de la croyance erronée que si quelque chose est bon pour un individu ou un groupe, augmenter ce quelque chose revient nécessairement à augmenter ce bien-être... Le prix que nous payons pour cette habitude culturelle excessive est la dégradation continuelle de la véritable qualité de la vie - l’air..., la nourriture..., l’environnement et les relations sociales ».
La méthode holistique appliquée à la démographie permet à Capra de conclure « la crise de la population mondiale est un effet de l’exploitation internationale, »... toute exploitation produisant un retour de flamme à l’encontre de l’exploitant. D’où il déduit que l’équilibre écologique implique une justice sociale et que le meilleur moyen de contrôler la croissance de la population est d’aider les peuples du Tiers-Monde à accéder à un niveau de bien-être qui les encourageait "à limiter volontairement leur fertilité. Notons au passage que Capra s’empresse de souligner que notre monde dispose de suffisamment de richesses pour satisfaire tout un chacun et accéder ainsi à un taux de population équilibré. Seulement, à l’heure actuelle, aux Etats-Unis, surconsommation et gaspillage sont devenus un mode de vie et 5 % de la population mondiale consomme 1/3 des ressources globales, tandis que les frustrations créées et entretenues par la publicité accroissent les crimes, la violence et autres pathologies sociales.
On le voit donc, le raisonnement d’un physicien, tirant parti de la leçon de l’expérience qui montre qu’il est parfois nécessaire, devant les faits, de changer ses modes de pensée, le conduit aux mêmes conclusions que nous. Sa méthode holistique, qui implique un souci écologique fondamental, l’amène à dire que la technologie ne doit plus être poussée par le désir de croissance, mais développée dans son sens le plus large, l’application de la connaissance humaine à la solution des problèmes pratiques, à la résolution de conflits, d’accords sociaux, de coopération, de recyclage et, ajoute-t-il, de redistribution. On voit donc qu’il n’a pas encore franchi le pas à propos de la véritable distribution destinée à affranchir les individus des soucis matériels primaires. Il n’en est pas loin, car son analyse des grandes multinationales est pertinente. « Elles fonctionnent comme des machines » dit-il en reprenant sa critique de la méthode mécaniste en vigueur dans l’économie, « et non comme des institutions humaines dès qu’elles ont dépassé une certaine taille...  ». Ainsi, ajoute-t-il, « la gestion de la taille jouera un rôle crucial dans la réévaluation de notre système économique et de notre technologie ». Nous avons besoin de grandes et de petites structures, la tâche est de trouver un équilibre.
Même accord avec la « dynamique » que doit être pour nous l’économie distributive ; car Capra dit bien qu’il faut une évolution dynamique à l’économie car les stratégies acceptables à un stade peuvent devenir inappropriées à un autre ». Il y a une limite à déterminer et à ne pas dépasser, au lieu de croire comme nos économistes distingués, à la vertu de la croissance en général.
Même critique sur la tendance des économistes « à considérer que le système de répartition des richesses est quelque chose de posé et d’immuable ». Mais Capra ne va pas jusqu’au bout, se contentant d’imaginer de faire payer par des impôts supplémentaires les coûts sociaux et environnementaux engendrés par les entreprises, dans un souci écologique primordial qui l’amène presque à prôner un retour à la terre qui résoudrait le problème du chômage... Par contre, il laisse totalement de côté le rôle d’incitation des banques à tous les processus de « croissance pour la croissance » dont il dénonce pourtant si bien les effets néfastes.
Comme tant d’autres dont les analyses rejoignent les nôtres, il n’imagine pas que « le changement de la société  » passe par le changement de la monnaie.

(*) Le temps du changement. Editions du Rocher, 1983


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