Sarkozy l’Américain

Les élections, suite …
par  J.-P. MON
Mise en ligne : 30 juin 2007

La victoire de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle est due principalement à de la désinformation économique et au fait que les deux tiers des Français semblent avoir été convaincus du “déclin” de la France et donc de la nécessité d’une “rupture” pour en sortir.

 Une victoire de la désinformation [1]

Contrôlés pour la plupart par de grands groupes industriels, les médias ont propagé pendant plusieurs années la thèse du “déclin” français. Cette une idée est apparue à la fin des années 90 dans un petit groupe, formé de quelques économistes travaillant dans l’entreprise privée, de banquiers, de journalistes et d’un énarque, historien, agrégé en sciences sociales, particulièrement “enflammé”, Nicolas Baverez, devenu l’un des conseillers économiques de Sarkozy. On trouvait ces “déclinologues” un peu partout : dans les clubs socialistes tendance Chevènement, autour de Philippe Seguin, dans les réseaux d’Alain Madelin, bref chez les souverainistes minoritaires, de gauche et de droite mais le plus souvent chez les “libéraux”. Baverez écrit beaucoup : L’impuissance publique, Les Trente Piteuses (1997), « Une France malade dans une Europe décadente », essai très remarqué par la critique mais pas par les lecteurs… C’est à l’automne 2003 que tout démarre, avec la parution de La France qui tombe, dans lequel il attaque violemment « l’économie administrée », les réformes ajournées, la “lâcheté” du monde politique et surtout de Jacques Chirac. Avec 117.000 exemplaires et 28.000 en livre de poche, l’ouvrage est devenu un best-seller. Alors paraît une multitude d’essais sur le déclin supposé de la France ou de ses dirigeants La France en faillite (R. Godeau), L’agonie des élites (J. Brousse et N. Brion), La société de la peur (C. Lambert), Le crépuscule des petits dieux (A. Minc), Les illusions gauloises (P. Lellouche), Le malheur français (J. Julliard), etc. Et les cercles économiques parlent de “la fuite des cerveaux”. En 2004, l’ancien président du FMI, M. Camdessus, publie un rapport où il explique que le pays « s’est subrepticement engagé dans un processus de décrochage ». La presse y fait largement écho et pratiquement tous les magazines font une couverture sur le mal français. Pour bien enfoncer le clou, les “déclinologues” se retrouvent sur les plateaux de télévision où leurs débats consensuels donnent de la France l’image d’un pays du Tiers monde. Le directeur du Point, C. Imbert, décrit chaque semaine les faillites du système français et n’hésite pas à écrire qu’« aujourd’hui, toute la France parle comme Baverez ». Le “traumatisme” causé (dans les médias et chez les “élites”) par le NON au référendum, l’implosion des banlieues en novembre 2005, la catastrophe du procès d’Outreau, ne contribuent pas à améliorer le climat. À tel point que le thème du déclin est repris par les modérés, des intellectuels, des éditorialistes, des dirigeants d’entreprise ayant accès aux médias, des partis politiques et même le gouvernement. Le “mal français” est largement analysé dans la presse étrangère et notamment dans les journaux anglo-saxons, dont le Financial Times (le journal de la City … dans lequel N. Baverez est éditorialistes !).

Rare exception, le sociologue Paul Yvonnet remarque qu’« aux États-Unis il n’y a jamais eu autant de livres sur le déclin économique de l’Amérique, comme si l’idée du déclin était peut-être en train de fédérer le monde occidental, alors que ce monde n’a jamais été aussi prospère ».

Pour N. Baverez et ses amis, qui se retrouvent le plus souvent dans le très libéral Institut Montaigne fondé par l’ancien patron d’Axa, Claude Bébéar, la solution au mal français ne peut venir que d’une révolution à la Thatcher. Alors, quand Nicolas Sarkozy a été le seul homme politique à proposer cette rupture avec le modèle politique et social existant encore en France, il a été entendu par les Français !

Outre la théorie du déclin, les médias ont aussi utilisé sélectivement les statistiques pour convaincre de la nécessité d’une rupture.

Passons sur la tentative maladroite du gouvernement Villepin de faire sous-évaluer le taux de chômage, et voyons de manière plus générale, comment une analyse économique biaisée est venue renforcer le thème général de la campagne de Nicolas “l’Américain”. Partant de la « constatation » que l’économie française est d’une certaine façon « bloquée », il faut la réformer, la rendre plus “compétitive” dans l’économie mondialisée, comme celle des États-Unis. L’éditorialiste au New York Times, T. Friedman écrit : « Toutes les forces de la mondialisation s’attaquent aux États-providences européens.[…] Les Français essaient de préserver une semaine de 35 heures dans un monde où les ingénieurs indiens sont prêts à faire des journées de 35 heures ! » Comme c’est impossible, les travailleurs français doivent donc, selon Friedman et autres “experts”, accepter une baisse de leur niveau de vie.

 Un autre son de cloche

Et pourtant, le co-directeur du Centre pour la recherche en politique et en économie de Washington, Mark Weisbrot, n’est pas d’accord [2]. Il explique : « Il est important de comprendre qu’il n’y a aucune logique économique derrière l’argumentaire selon lequel les citoyens d’un pays riche doivent réduire leur niveau de vie ou subir une baisse des programmes sociaux gouvernementaux à cause des progrès économiques des pays émergents. Quand un pays développé a atteint un certain niveau de productivité, il n’y a aucune raison économique devant obliger ses citoyens à baisser leurs salaires ou acquis sociaux, ou à les faire travailler plus, parce que d’autres pays sont en train de rattraper leur retard. Fondée sur le savoir-faire collectif du pays, sa compétence, sa capitalisation et son organisation économique, cette productivité demeure, elle augmente même chaque année. L’argument de la concurrence internationale est utilisé comme excuse par des groupes, défendant des intérêts particuliers, pour baisser le niveau de vie des travailleurs (français, allemands ou américains), grâce au fait que les règles du commerce international ne sont pas écrites par les bonnes personnes. Cela révèle un déficit démocratique et non un problème inhérent au progrès économique ». Le critère généralement utilisé pour évaluer le niveau de vie d’un pays est le PIB, c’est-à-dire le montant total de la production de biens et de services réalisée dans un pays. Or on sait combien ce critère est loin de rendre compte du bien-être réel d’une nation [3]. « Un meilleur indicateur du bien-être économique, si l’on doit faire des comparaisons, est la productivité. Or elle est aussi forte, voire plus forte, en France qu’aux États-Unis » [2]. Autre paramètre qui met en transe les économistes : le taux de chômage français, et notamment celui des jeunes. Or, Weisbrot montre que les taux de chômage des jeunes Américains et des jeunes Français, dans la tranche d’âge 15-24 ans, sont très voisins (8,3% aux États-Unis et 8,8% en France). Quant au taux de chômage global de la population, il est du même ordre de grandeur dans les “vieux” pays de l’Union européenne [4], ceux où les taux sont les plus faibles étant ceux chez qui l’emploi temporaire est le plus élevé et où un grand nombre de personnes sont déclarées “inaptes au travail”, comme en Grande Bretagne.

 L’impossible solution des déclinologues

Quelles sont les solutions que proposent les déclinologues ? Ils mélangent habilement le déclin de la France par rapport aux pays émergents (surtout l’Asie) et celui par rapport aux autres pays industrialisés (États-Unis et Angleterre en particulier). Or la première forme de déclin est une très bonne chose : elle signifie qu’une partie du Tiers monde se développe. Mais, comme ils savent bien qu’imiter la Chine et l’Inde est extrêmement difficile, ce que proposent les déclinologues c’est d’imiter le modèle anglo-saxon, sa flexibilisation du travail, la suppression des droits sociaux acquis, la destruction des services publics, avec un renforcement de la “sécurité publique” et un “réarmement moral”. Nicolas Sarkozy propose ainsi de rendre les licenciements plus faciles, de baisser les impôts frappant les successions, de revenir en fait sur la semaine de 35 heures, et de prendre d’autres mesures favorisant les salariés à revenus élevés et les chefs d’entreprises. Mais sans preuves économiques que ces mesures créeront emplois ou croissance.

 Le paradis américain

Que montre la situation de leur pays préféré, les États-Unis, où depuis plus de trente ans, ces mesures sont appliquées ? Elles ont eu pour effet de redistribuer les revenus vers le haut, et pas pour tout le monde. Voici ce qu’écrit l’éditorialiste du New York Times : « Si vous pensez qu‘aux États-Unis les gens ne souffrent pas de la faim, vous avez tort. Au dernier recensement, en 2005, 35 millions d’Américains (dont environ un tiers d’enfants) vivaient dans des familles qui ne disposaient pas suffisamment d’argent pour manger à leur faim. Depuis 2005 la situation n’a fait qu’empirer. L’année dernière les salaires réels des travailleurs à bas revenu étaient encore à un niveau inférieur à celui de 2001. Cette année les créations d’emplois diminuent et les prix augmentent. Et tous les ans, le montant du programme fédéral de tickets d’alimentation – rempart contre la faim pour 26 millions d’Américains – est de moins en moins élevé, tout simplement parce que la formule pour en calculer le montant n’a pas été réévaluée pour tenir compte de l’inflation depuis 1996 » [5].

Et c’est cette prospérité des Américains que Sarkozt veut imiter ! Ils ont dépensé des centaines de milliards de dollars pour envahir l’Irak, ils ont eu là bas des milliers de morts, des dizaines de milliers de blessés et ils y sont complètement méprisés. Ils ne peuvent pas vaincre, parce qu’ils se sont attiré l’hostilité de l’immense majorité des Irakiens. Mais ils ne peuvent pas non plus s’en aller parce que ce serait la fin de leur empire. Ils vont donc rester en Irak de nombreuses années, et la Chambre démocrate vient d’accepter une rallonge de 120 milliards de dollars pour la guerre en Irak et en Afghanistan. Ils vont y perdre encore plus d’hommes, plus d’argent et plus de prestige, en causant au passage des souffrances inouïes et inutiles au peuple irakien. Pourquoi ont-ils pu s’engager si imprudemment dans cette guerre d’Irak, après avoir manipulé leur opinion publique à propos des armes de destruction massive, alors qu’ils ont des services de renseignement qui espionnent dans le monde entier, une presse “libre” qui a des moyens gigantesques, des universités qui débordent de spécialistes de tous les conflits et de tous problèmes, passés et futurs, de la planète ? Et ils n’ont pas été capables, avec tout ça, de comprendre des choses si élémentaires que même un enfant qui voyagerait au Moyen-Orient comprendrait ? À savoir qu’ils y sont surtout détestés à cause de leur appui inconditionnel à Israël, et que n’importe laquelle de leur intervention dans la région ne peut que provoquer un rejet massif.

Si ce mélange d’incapacité, d’ignorance et d’arrogance n’est pas le symptôme d’une société en déclin, on ne voit pas ce que ça peut-être ! Par contre, en 2003, en France, une élite « vieillissante, sclérosée, inadaptée au monde, etc. », mais capable de penser, n’a pas sombré dans cette folie. Mais qu’en aurait-il été avec Sarkozy l’Américain ?


[1Voir Pour qui roulent les déclinologues ? par Raphaëlle Bacqué dans Le Monde, 25/02/06.

[2Voir La désinformation économique, Courrier international, 02/05/07.

[3Voir Reconsidérer la richesse, par Patrick Viveret, éd. L‘Aube poche essai, 2004.

[4Lettre de l’Observatoire des inégalités, n° 42, 2/5/2007.

[5The New York Times, 26/5/2007.


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