Sur un scandale


par  G.-H. BRISSÉ
Publication : mars 2002
Mise en ligne : 27 janvier 2007

C’est un périple planétaire que vient de faire le journaliste G-H Brissé. Il a pu constater que cette idéologie néolibérale qui fut imposée sous l’administration Reagan, a orienté l’économie vers la seule façon qui reste de tirer profit des clients encore solvables, le gadget et le gaspillage, accélérant le pillage des ressources et la désocialisation du monde. En cette période électorale, il entend faire savoir que sa conviction en sort renforcée que l’euro n’y change rien et que ce scandale ne prendra fin qu’avec une économie distributive.

Souvenez-vous : il y a à peine dix-huit mois, les meilleurs experts ès sciences économiques, de Washington à Paris, de Londres à Tokyo, nous annonçaient une croissance indéfinie, des monceaux de records boursiers, le retour annoncé au plein emploi, grâce à “la nouvelle économie “.

C’était l’époque bénie des “start-up” (en français : “jeunes pousses”) qui proliféraient à partir de rien, de capitaux sortis de nulle part qui allaient s’épanouir comme des champignons à la belle saison. Une nouvelle génération de “net-set” allait supplanter la traditionnelle “jet-set”, comme autant de “bo-bo”, ces enfants bohèmes à l’imagination débridée et à l’allure décontractée, elle tiendrait la dragée haute aux vieux caciques de la génération un peu guindée de “l’ancienne économie”, en costume-cravate.

La prospérité était annoncée comme continue, linéaire, éternelle. On avait rompu avec les cycles économiques, la récession... Et le plein emploi suivrait.

 UN DÉTERMINISME RAVAGEUR

Et puis, patatras ! Ce trop mirifique schéma, enfant de la financiarisation débridée, du monétarisme à tout crin, de la recherche du productivisme à tout prix, s’est écroulé. On ne peut indéfiniment tirer sur la corde de la spéculation, à force de s’évader vers le virtuel, elle finit par s’effondrer. On a oublié que les nouvelles technologies, en particulier les technologies de l’information, ne sont qu’un outil, un moyen, et non une fin en soi.

Sur un plan plus général, cette mouvance s’inscrit dans ce courant d’idées qui remonte aux années 1970, avec les thèses édictées par l’économiste Milton Friedman et son “École de Chicago” qui firent les beaux jours du régime d’Augusto Pinochet et de quelques dictateurs d’Amérique Latine. Elle introduit “le marché” comme un nouveau déterminisme, la concurrence des entreprises et la compétition individuelle comme seuls mobiles de la création de richesses. Elle considère les méfaits visibles du développement économique ainsi conçu comme un phénomène inéluctable, un coût à payer pour parvenir à un ordre mondial idéal.

Ce système-là ressemble à ces cyclônes tropicaux qui s’enclenchent dans la douceur, déversent une pluie bienfaisante, puis, incontrôlés, finissent par tout détruire sur leur passage.

Nul, hormis quelques adeptes attardés de la dictature du prolétariat, ne contestera les bienfaits du libéralisme : qui ne souscrit, en effet, à une doctrine qui tend à promouvoir la liberté personnelle et la libre adhésion des citoyens à l’avènement de sociétés qui s’en réclament ? Mais la philosophie libérale présuppose le primat du politique sur l’économique, autrement dit la nécessité de choix politiques en termes d’arbitrage.

L’ultra-libéralisme, ou encore néo-libéralisme, c’est autre chose : un déterminisme qui considère que “la loi” du marché et des transformations structurelles qu’elle sous-tend, prime tout le reste. Il tend à ignorer les exigences de redistribution équitable des richesses acquises, et de légitimité des régulations politiques. Il débouche en réalité sur les concentrations, les fusions d’entreprises, la globalisation, la mondialisation des échanges, avec sa contrepartie de restructurations d’entreprises pour le seul profit de leurs actionnaires, avec une transformation inquiétante du travail vers la précarité, l’utilitarisme, la clochardisation in fine des salariés mis au rancart, livrés à la sauvagerie sociale.

 UNE DANGEREUSE ÉVOLUTION.

La course effrénée aux débouchés artificiels, faute de consommateurs solvables, s’égare dans l’économie du gadget, du jetable, du déchet, de la télé-poubelle en matière de publicité. La glorification d’une concurrence sauvage et devenue improductive, sans repères ou régulations, débouche sur l’économie de gaspillage. Des entreprises évanescentes en viennent à offrir à leurs “clients” un “pont d’or” par le jeu de loteries où l’on ne gagne jamais, de “cadeaux” inutilisables, pour allécher le chaland et écouler des produits-gadgets. La recherche à tout prix du profit, d’une compétition sans contraintes ni garde-fou, suscite une dangereuse évolution vers le surendettement - des collectivités publiques ou privées, des ménages - et un mouvement inquiétant de désocialisation, de clochardisation des travailleurs victimes de l’exclusion.

Que dire aussi des dégâts causés par ce processus sur l’environnement ? La planète livrée au pillage inextinguible des ressources qu’elle recèle, n’est plus à même, c’est aujourd’hui une évidence, d’absorber, par des mécanismes naturels, l’excès des pollutions en tous genres notamment de dioxyde de carbone, d’ozone et de soufre, engendrées par la folie productiviste.

Ce processus, qui exalte en tous lieux, en cette jungle, la loi du plus fort, trouve sa source et ses applications concrètes au sein d’une hyperpuissance dont le pouvoir, bien malencontreusement, se résout de plus en plus à un conglomérat de “lobbies”, autrement dit de groupes de pression, qui exercent sans contrainte leur pouvoir hégémonique sur la planète. Il s’agit bien là, n’en déplaise aux esprits chagrins, d’un impérialisme que nul contre-pouvoir organisé ne parvient à réfréner.

 L’EUROPE, POUR QUOI FAIRE ?

L’Europe est-elle en mesure d’assumer une telle mission ? Le continent européen a certes de nombreux atouts dans ce sens ; mais la pusillanimité de ses dirigeants et son incapacité à donner un sens cohérent à ses initiatives politiques, diplomatiques et en matière de sécurité, la place toujours à la remorque des États- Unis d’Amérique. Rien d’étonnant, lorsque l’on considère, pour ne citer que cet exemple, que les fonds de pension américains assument pratiquement cinquante pour cent du pouvoir financier dans les entreprises françaises. On relèvera certes, en positif, que la construction européenne, en dépit de ses imperfections, a sans doute contribué à éviter le déclenchement d’une troisième guerre mondiale. Mais l’Europe des quinze apparaît bien comme un colosse aux pieds d’argile. Qu’en sera-t-il de l’Europe des vingt-cinq, voire vingtsept ? Il n’est nul besoin d’être expert pour observer tous les défauts et les dangers de l’actuel édifice européen, plus technocratique, voire ploutocratique, que politique. Entre les pulsions vers un retour au “souverainisme” et un Euroland fédéral à l’américaine, avec sa bannière étoilée, ses États-membres réduits au mieux à la Californie pour l’Allemagne, et l’État de New York pour la France, il y a place pour une Europe confédérale des peuples, ses statuts devant émaner d’une assemblée constituante constituée de deux Chambres (l’une représentant les peuples européens, l’autre les États) et non d’un aréopage de notables supposés plancher sur l’avenir de l’Europe. Ah oui, me dira-t-on, l’Europe s’est dotée d’institutions communes, y compris bancaires : d’une monnaie unique ! L’introduction de l’euro m’interpelle, en ma qualité d’adepte d’une économie distributive, comme un de ces non-évènements qui, hélas, sont promus très artificiellement à l’instar de la publicité faite pour les marques de lessive. Vous savez, celle qui “lave plus blanc” ! Je me surprends à constater qu’en 1992, 49 % de mes compatriotes, auxquels il convient d’ajouter ceux, nombreux, qui se sont abstenus ou ont voté nul ou blanc, se sont prononcés contre le traité de Maastricht annonçant l’avènement de ladite monnaie unique. Ils auraient sans doute été encore plus nombreux si on leur avait tenu le langage de la vérité, en leur précisant que la création d’une monnaie unique européenne (à ne pas confondre avec une monnaie commune, en l’occurrence l’écu, qui existe depuis une quarantaine d’années) visait à créer l’instrumentalisation d’un grand marché et avait peu de choses à voir avec la construction européenne. On a confondu allègrement “monnaie commune” et “monnaie unique”. Et que l’on n’évoque pas aujourd’hui les trop fameux critères de convergence qui contraignent les États-membres à limiter leurs dépenses ! Que dire à présent d’une monnaie, l’euro, qui a perdu depuis sa création 30 % de sa valeur par rapport au dollar, qui continue à se déprécier et qui nous place désormais, nous autres Français, entre autres, dans l’impossibilité de la ré-évaluer comme lorsqu’elle s’appelait... le franc ! La réussite technique du passage à l’euro ne s’est pas révélée être un gage de sa solidité, ni de sa capacité à relancer la croissance ou à lutter contre l’inflation.

Et je continue à m’interroger : qui va payer la note (qui se chiffre à plusieurs centaine de milliards de francs) des 14 milliards de billets et des 50 milliards de pièces distribués à grands renforts de coûteuses mesures de sécurité, aux 300 millions de citoyens habitant l’Euroland ? Qui a évalué le coût de la destruction des anciennes monnaies ? Qui va prendre en charge les quelque 5.000 agents de change réduits au chômage technique, les salaires des “euro-angels” (sic) recrutés à la va-vite dans les administrations, les bureaux de poste, les banques, les transporteurs de fonds et les forces de sécurité qui les accompagnent ? Qui évaluera le temps perdu dans les magasins, les établissements bancaires et postaux, dans des queues d’attente interminables, le coût des transformations des caisses dans les boutiques et des distributeurs de billets, etc.?

 LA SEULE RÉFORME QUI VAILLE

Pour les adeptes d’une économie distributive, la seule réforme qui vaille est l’introduction d’une monnaie de consommation non thésaurisable - c’est-à- dire qui ne peut être utilisée à des fins de spéculation - une monnaie “fondante” versée au compte de chacun, de la naissance à la mort, sans discrimination ni considération d’autres revenus, sous la forme de revenu social garanti (RESOG). Appelons cette monnaie “le franc”. Sa fonction est de servir à consommer ou utiliser des biens ou des services largement disponibles sur le marché, et préalablement ciblés.

L’avantage de ce processus, qui n’est pas plus compliqué à gérer qu’un hypermarché, est d’introduire en faveur des citoyens-consommateurs, sans exclusive, un droit à la subsistance, un droit ouvert à tous à une authentique sécurité sociale généralisée, par delà les dépenses de santé. À mon humble avis, le RESOG doit constituer un plus, et non s’estimer, du moins dans une première étape, en termes de substitution. La contrepartie devrait en être la perspective ouverte à tous, aux jeunes en particulier, d’une activité utile à la société tout entière. Ce qui pourrait faire l’objet d’un pacte anthropolitique, ou contrat civique.

Les avantages de cette formulation s’avèrent innombrables : harmonisation et meilleure adéquation de l’offre et de la demande des biens et services disponibles, relèvement du pouvoir d’achat, sécurité matérielle, diminution des dépenses de santé, des tares liées à la misère et à l’insécurité sociale (recours à la drogue, à la violence) etc.

Par qui l’instrumenter ? Par les associations de consommateurs, caritatives, écologistes, etc, regroupées volontairement dans cet objectif au sein d’un Syndicat National d’Usagers et de Consommateurs.

Comment le financer ? Les ressources abonderont d’elles-mêmes grâce aux économies issues des bienfaits sociaux cités plus haut, mais aussi à l’augmentation des rentrées de TVA sur la consommation des produits et des services, etc. Ne peut-on envisager de mettre à contribution les établissements financiers et bancaires ?

Lancer cette opération dans un seul pays, en l’occurence le nôtre ? Pourquoi pas ? De son succès dépendra sa valeur d’exemple, et donc d’élargissement au continent européen et, par la suite, à la planète entière.

 ON NE PEUT ATTENDRE...

Certains m’objecteront que la réforme monétaire ne peut être que mondiale. L’un et l’autre projet ne sont nullement incompatibles. Il est sain de se fixer des objectifs, même si ceux-ci apparaissent difficiles à concrétiser. Mais à force d’attendre un “krach” boursier majeur, qui n’est toujours pas exclu, mais qui, pour l’heure, se fait attendre, nous risquons de nous évader indéfiniment vers l’utopie virtuelle. On ne peut plus attendre : six millions de Français sont aujourd’hui concernés par la grande pauvreté, l’insuffisance de leur revenu, le surendettement lancinant, la misère sociale. L’insécurité grandit. Il importe de mettre un terme, dans l’urgence, au scandale des inégalités croissantes engendrées, dans une société d’abondance, par une conception retorse du développement économique. La seule solution drastique que j’entrevois est l’attribution d’un revenu social garanti. Je n’en vois pas d’autre.

Il est temps de surmonter la tendance quasi générale à l’utilitarisme dans notre société, cet enclin morbide à tout instrumenter sur la base de l’argent fourre-tout. Quand se décidera-t-on à situer la science économique comme la recherche d’une allocation optimale des ressources disponibles, dans la perspective d’une exigence de satisfaction équitable des besoins des personnes ? La personne ne saurait se réduire à l’individu, ou à un pion sur l’échiquier d’une stratégie à vocation totalitaire. Elle se construit au fil du temps et ne peut s’appréhender qu’en termes de liberté et de responsabilité. De Seattle en novembre 1 999, à Porto Alegre en l’an 2002, une prise de conscience est née : de plus en plus nombreux sont les citoyens de cette planète meurtrie et en grand danger de mort, qui manifestent leur désaffection de l’évolution cataclysmique engendrée par la mondialisation économique incontrôlée.

Encore convient-il d’élaborer un contenu concret à ce mouvement d’opinion, faute de quoi il risque de se dissoudre dans les sables mouvants de l’impuissance permanente, ou s’évader dans la violence à vocation rédemptrice. On peut toujours rêver de supprimer les paradis fiscaux, ou d’imposer les flux de capitaux. En une période où ces derniers sont transférables à la vitesse de la lumière, un tel mode opératoire peut paraître illusoire. Seule une réforme monétaire en profondeur, à la base, peut permettre d’entrevoir une issue.

Et puisque nous sommes en période pré-électorale, je lance un appel solennel à tous les candidats : l’heure est venue, Mesdames, Messieurs, de prendre vos responsabilités, sur un plan d’action qui nous concerne tous !


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