Une maladie à éradiquer : la concurrence

Réflexion
par  F. CHATEL
Publication : septembre 2017
Mise en ligne : 1er janvier 2018

Les recherches récentes de la sociologie scientifique montrent que la concurrence est une stratégie anti-naturelle qui détruit des liens sociaux, et sans être économiquement la plus efficace, au contraire.

Pour François Chatel, son instauration et son maintien proviennent d’un monde révolu . Ils ne servent qu’à protéger un système économique barbare élevé au rang de religion.

Puisque la mode est à la vaccination tout azimut, ne pourrait-on pas trouver un vaccin contre la concurrence ?

Depuis la chute du mur de Berlin l’ensemble des principes qui régissent le fonctionnement de l’économie capitaliste s’est sclérosé pour donner naissance à une véritable religion défendue et prêchée par ses prêtres au profit de leurs prélats. Selon eux, le système économique actuel serait, non seulement inévitable, mais souhaitable, élevé au rang de système le plus achevé qui soit, car sa « nature » conduirait à un ordre harmonieux. La liberté individuelle y serait la condition du progrès social, au point que la société se devrait d’être une collection d’individus indépendants les uns des autres et autonomes. Quiconque ose remettre en cause ce postulat est considéré comme un hérétique !

Plus l’économie éprouve de difficultés, plus l’intelligentsia s’enferre dans ses pseudo-vérités. Au point de chercher à tout prix à faire correspondre le fonctionnement de la société avec les théories capitalistes libérales ! La concurrence pure et parfaite est considérée comme un élément essentiel de cette économie de marché.

 Qu’est-ce donc que la « concurrence pure et parfaite » ?

Selon l’économiste américain Frank Knight, la concurrence se caractérise par la liberté et par l’égalité, auxquelles s’ajoutent des éléments plus techniques : l’atomicité, l’homogénéité et la fluidité.

La liberté se caractérise par celle d’acquérir la propriété privée, véritable institution du système. L’égalité souhaitée est celle entre les différents agents économiques, producteurs et consommateurs, sur le marché lui-même.

L’atomicité, c’est la multiplicité des intervenants, de façon qu’aucun d’eux ne puisse fixer le prix de vente d’un produit. Ce prix doit dépendre du marché et s’imposer à tous.

L’homogénéité demande que les produits que l’on échange sur le marché soient identiques et puissent se substituer les uns aux autres ; ainsi la main d’œuvre est homogène, un travailleur pouvant remplacer rapidement un autre ; et la main d’œuvre et les capitaux se dirigent spontanément vers les marchés où la demande est supérieure à l’offre.

La condition de fluidité des offres et des demandes suppose qu’à chaque instant tout offreur (ou tout demandeur) puisse instantanément et sans coût présenter sa production (ou sa demande) auprès de tout demandeur (ou de tout offreur), quelle que soit sa localisation, afin de bénéficier du meilleur prix. La transparence du marché est nécessaire à la fluidité. Tout demandeur doit être informé des meilleurs prix proposés par les offreurs, et de leur localisation, de même l’offreur doit connaître les prix que les clients sont disposés à acquitter, et leur localisation.

En théorie, les néoclassiques expliquent que le prix d’équilibre est le résultat d’un processus de convergence progressive.

 Les “body-guards” de la concurrence

Conduits par l’idéologie de la croissance infinie de la « production-consommation », obsédés par l’esprit de compétition, obnubilés par l’individualisme et la notion de propriété privée, les tenants de l’ordre capitaliste ne pouvaient rien trouver d’autre que la concurrence pour orchestrer les relations humaines, … alors que les sociologues modernes montrent bien la supériorité de la coopération dans ce domaine ! Mais il est écrit que dans un marché libre, le jeu concurrentiel entre les entreprises est indispensable et profite aux consommateurs. Oui, la concurrence pousse en effet les entreprises à imaginer de meilleurs produits et méthodes de productions et elle permet d’augmenter le choix des consommateurs. Oui, elle tend aussi à faire baisser les prix et à augmenter la qualité des produits tout en favorisant l’investissement afin d’améliorer ces produits et les amener à se distinguer des autres. Oui, elle favorise également la variété, en élargissant la gamme des produits et les services disponibles. Oui, elle oblige toute entreprise à ne pas s’endormir sur ses lauriers et à se remettre en question face aux nouveaux concurrents disposant de modèles économiques plus efficaces. Oui, elle n’exclut pas une régulation proportionnée, qui impose à tous les acteurs du secteur un standard minimum de qualité, notamment par le biais de normes (composition des produits, règles de sécurité, règles du développement durable, etc). Oui, cette stratégie permettrait une augmentation de la productivité et de la croissance économique, mais avec quelle efficacité… et quels dégâts environnementaux  ?

Le Parlement européen se fait un devoir de contrôler et gérer le bon fonctionnement de cette concurrence voulue pure et parfaite dans le but de maintenir l’efficacité des théories capitalistes. Pour se faire, en son sein, il existe deux commissions parlementaires traitant spécifiquement de questions relatives à la politique de concurrence et au bien-être des consommateurs : la commission ECON est chargée des questions de politique économique et monétaire de l’Union, notamment les règles de concurrence et les aides d’État aux entreprises ; la commission IMCO, dont la mission consiste à cerner et à éliminer les entraves au bon fonctionnement du marché unique européen [1]. Ainsi les commissions surveillent et sanctionnent, le cas échéant, les accords entre entreprises qui visent à restreindre la concurrence, l’abus de position dominante d’un acteur sur le marché, les fusions qui ne bénéficient pas aux consommateurs, les aides d’État aux entreprises sensées nuire à l’économie. L’atomicité est devenue la règle d’or de toutes les directives gouvernementales alors que les tendances réelles du terrain s’y opposent. Cette idéologie de la concurrence pure et parfaite facilement applicable au début de l’ère industrielle s’est trouvée peu à peu dévoyée (rigidité des prix, information incomplète, imparfaite et asymétrique, ententes illicites, concurrence déloyale, etc.) en raison de conditions économiques et sociales qui ont évolué et n’ont plus rien à voir avec la situation qu’ont connue les trois siècles précédents. Si bien que cette conviction s’est transformée en un vœu pieux, nourri par la foi.

 L’“occidental spirit”

Des dictons tels que « homo homini lupus » et « si vis pacem para bellum » décrivent encore le genre de relations sociales promues dans notre société occidentale depuis des siècles. La compétition y est le plus important moyen de relation à autrui, l’individualisme y est largement prôné comme critère de réussite et la méritocratie y est considérée comme le moyen efficace de promotion sociale. Toute société est-elle à ce point tributaire de cette « guerre » économique pour vivre ? Les rapports humains ne se bornent-ils qu’à des rapports de force où la société ne serait qu’une arène ?

Depuis 5.000 ans, l’inconscient occidental est dominé par l’obstination de la conquête. Ainsi, le principe de la concurrence économique s’est étendu à la plupart des aspects de la vie sociale, et désormais chacun est engagé dans une compétition où il s’agit de s’accaparer des parts de marché de la vie, confondues avec la consommation de produits et de services. Les systèmes d’éducation sont conçus pour préparer les citoyens à s’adapter à cette compétition, promulguée dans la vie sociale et professionnelle. L’objectif reste la mobilisation de chacun, quel que soit l’échelon social atteint, pour rendre de bons et loyaux services à l’économie de marché, c’est-à-dire favoriser la production, la consommation, les profits des actionnaires et la croissance économique nationale. La compétition, la propriété privée, l’addiction à la consommation, l’idéologie du travail, la techno-science, forment les bases de la puissance occidentale. Or sa remise en cause par des critères internes (mouvements politiques et culturels, progrès technique, …) et externes (problèmes environnementaux, épuisement des ressources) ébranle cette suprématie, devenue destructrice en raison de son incapacité à toute limitation et à tout contrôle régulateur. Ce système est incapable de sortir de la boucle restreinte production – consommation, il ne peut pas s’adapter aux besoins humains nés de l’abondance, c’est à dire l’appartenance, la reconnaissance et la réalisation de soi.

 Mais le naturel revient au galop

Cette promotion de la libre et parfaite concurrence empêche la coopération (entre producteurs et entre producteurs et consommateurs) qui pourrait apporter des résultats bien meilleurs en termes d’efficacité économique et de bien-être humain.

Car la réalité de la tendance humaine est d’échapper à la concurrence, comme à toute situation inconfortable et pernicieuse. C’est donc naturellement que les entreprises, celles qui ne sont pas en situation de monopole, ont tendance à s’organiser en cartels et conglomérats, et à rechercher le monopole quand certaines conditions sont réunies (contrôle d’une ressource importante, capacité technologique à assurer toute la production d’un bien, ou la réalisation d’un service, bénéfice d’un brevet, originalité réelle ou artificielle de son produit, localisation protectrice des points de vente de ses produits, etc…).

La réalité est donc que les cinq hypothèses théoriques de bon fonctionnement de la concurrence ne sont en général pas tenues et c’est ce qui faisait dire à J. Schumpeter que cette fameuse « concurrence pure et parfaite » est inefficiente, impossible et irréaliste. S’employer à déréguler sous prétexte que le « marché » fonctionne sans règles est pure idiotie. C‘est contrarier les tendances naturelles des êtres humains qui forment la société, pour les enfermer dans les mailles d’un système totalitaire.

Accepter l’intégrisme de marché concurrentiel, qui est incapable de nous prémunir de crises économiques, sociales et environnementales majeures, c’est mettre la société en danger. Le maintien de cette économie libérale s’appuie sur un sectarisme mystique qui cache le protectionnisme agressif des intérêts d’une oligarchie.

Alors que la réalité contrarie les belles équations de l’orthodoxie, les prêtres du libéralisme économique vont jusqu’à absoudre les écarts à la théorie, au point de gratifier la concurrence imparfaite.

 Autres méfaits de la concurrence

Si quelques avantages échappent aux nombreux défauts de la concurrence, la réalité nous les fait payer cher. Pour gagner, ou pour ne pas perdre, dans ce monde où la soumission à l’appât du gain est admise, et même sollicitée, tous les coups deviennent permis, y compris la corruption et l’espionnage s’ils favorisent la croissance du PIB ou quelques embauches. On achète tout : la clientèle, la marque, le nom commercial, les fichiers des concurrents moins performants. Et que penser de toutes les stratégies de tromperie du consommateur : différentiation artificielle des produits, publicité tapageuse, suremballage, obsolescence programmée, création artificielle de rareté, pour donner aux premiers servis l’illusion qu’ils sont des privilégiés, etc… ? Diminuer les coûts de production n’entraîne pas seulement une baisse du prix, mais aussi, trop souvent, celle des salaires, et la délocalisation des sites de production vers des pays à bas coûts salariaux.

Qu’annonce, pour la décennie à venir, l’entrée en lice de la robotisation et de la numérisation ? L’augmentation de la productivité n’entraîne évidemment pas celle de l’emploi. La consommation stagnant en raison de l’augmentation du chômage et des emplois précaires, ”l’équation de Jean Fourastié” :

consommation = productivité X emploi

montre que la croissance de la productivité engendre la réduction de l’emploi, entretenant ainsi un cercle vicieux. « Que nous proposeront les économistes quand tous les pays du monde auront, par le jeu d’une concurrence destructice, abaissé les salaires à des niveaux voisins de zéro et mécanisé la quasi totalité de leur production ? D’allonger encore la durée du travail ? » [2]

Et pourtant, un gain de productivité c’est la création d’un plus. Et celui-ci a plusieurs destinations possibles. Il pourrait profiter aux salariés sous forme de hausse de salaire, de prime, de promotion, de la baisse de la durée du travail, de congés payés, et profiter aux consommateurs par la baisse des prix. Ce n’est pas le cas, parce que ce sont les actionnaires des grosses entreprises qui en décident. Et leur choix est au contraire de pousser partout au « dégraissage » des effectifs, afin d’augmenter encore la rentabilité, pour les investisseurs.

Mais le plus grand méfait de la concurrence, c’est la déshumanisation. Parce qu’elle détruit tous les liens sociaux, qui sont pourtant indispensables à l’équilibre et aux capacités des êtres humains. Sur le « marché du travail », l’employé est considéré comme une marchandise interchangeable et adaptable, comme issue d’une production industrielle. L’individu n’a d’intérêt, au sein de l’entreprise, que par sa capacité à fournir son travail, qu’elle lui achète le moins cher possible, et non pas en tant qu’humain. Il n’est que le résultat d’une formation qui le rend employable et capable de s’adapter à la flexibilité des entreprises prises dans les affres de la guerre des marchés.

Cette mobilisation générale permanente des forces vives pour le combat économique revient à plonger les hommes dans la barbarie.

 Alors, compétition ou coopération ? L’apport des sciences humaines

La joute concurrentielle, tant prônée par le système économique qui nous est imposé, fait pourtant aujourd’hui l’objet de tests d’efficience par rapport à d’autres stratégies relationnelles, au point de dévoiler ses méfaits et ses limites. Les chercheurs en sciences humaines montrent combien la compétition entraîne des processus cognitifs de focalisation, hautement nuisibles pour tout apprentissage, qui se traduisent par une inhibition des performances [3] et qui génèrent des lacunes et des résultats médiocres par rapport, par exemple, à la coopération.

L’objectif d’augmentation du niveau de connaissance est qualifié de « but de maîtrise », et l’objectif de dépasser les autres est appelé « but de performance ».

Il est notamment démontré que le but de maîtrise favorise l’implication dans la tâche, les efforts et la persistance suite aux échecs, un mode d’étude approfondi, caractérisé par le questionnement sur la validité d’une information, par les tentatives d’intégration des différentes approches entre elles et des nouvelles connaissances complétant les connaissances pré-existantes [4].

Au contraire, le but de performance favorise un mode d’étude dit « de surface » (mémorisation par coeur, répétition, sélection des informations à retenir, etc.) et rend particulièrement probables les comportements d’abandon et de résignation apprise [5].

Or, dans le système scolaire et dans la formation professionnelle, au lieu de promouvoir la motivation à apprendre, c’est clairement la motivation à réussir mieux que les autres qui est encouragée. Alors qu’améliorer l’apprentissage dans les systèmes d’éducation et de formation ne passe pas par la promotion de la compétition.

Les scientifiques montrent les conséquences d’une telle éducation des jeunes. Les nombreuses recherches récentes montrent que les étudiants qui perçoivent l’école comme une institution orientée vers la sélection, et les structures d’enseignement comme orientées vers la compétition, présentent des comportements antisociaux [6] : ils ont recours communément à la triche, et ces comportements se confirment ensuite, au delà de la scolarité.

Une objection souvent utilisée prétend que l’absence de compétition dans les groupes amène les individus à la paresse. Or les recherches montrent bien que cette paresse apparaît chez des personnes prisonnières d’une idéologie individualiste, qui se focalisent davantage sur leur propre performance plutôt que sur la promotion du groupe. Et cet effet de paresse n’apparaît pas dès lors que les groupes ont des enjeux importants [7], ou que la tâche est intéressante et stimulante [8].

L’interdépendance est dite positive lorsque les réalisations des buts individuels sont liées et que chaque acteur perçoit qu’il ne peut atteindre son but que si les autres atteignent également le leur. Il existe donc une relation réciproque entre l’interdépendance positive et la responsabilité individuelle. Cette relation de coopération constructive favorise non seulement l’apprentissage, mais aussi l’investissement personnel [9].

 CONCLUSION

La concurrence n’est donc pas la méthode la mieux adaptée à l’objectif d’efficacité d’une économie et au bien-être des membres de la société humaine.

Ce qui est présenté comme une donnée incontournable se révèle être contingent, relatif et évolutif, comme toute règle sociale.

Comprendre l’économie passe donc par sa démystification.

Quand l’action humaine est régie par de telles règles transcendantes, c’est la liberté de façonner l’avenir qui est compromise.

Le projet politique n’est jamais bien loin de la théorie économique imposée. Défendre l’ordre économique comme un ordre naturel, voire religieux, est un procédé fort efficace… pour consolider le pouvoir de l’oligarchie en place.

Le capitalisme, et l’insécurité économique qu’il génère, ont été étudiés depuis longtemps et ils continuent de l’être. Des avancées ont été reconnues.

Mais aussi le problème irrésolu de la manière d’en partager les fruits. Et maintenant de la nature de ces fruits, leur nocivité sur l’homme et son environnement.

La croyance affirmée, selon laquelle le capitalisme serait le plus avancé des systèmes que puisse engendrer le génie humain, ne repose absolument sur rien.

Aucune loi de développement ne décide l’évolution des sociétés, pas plus qu’il n’y a de fatalité du capitalisme …


[2Jean-Pierre Mon, « La concurrence jusqu’où ? », GR 1044, juin 2004.

[3Marx, Stapel et Muller (2005).

[4Darnon et Butera, 2005 ; Elliot, McGregor et Gable, 1999 ; Nolen, 1988.

[5Ames et Archer, 1988 ; Dweck et Leggett, 1988 ; Jagacinsky et Nicholls, 1984, Heyman et Dweck, 1992 ; Rawsthorne et Elliot, 1999.

[6cf.Clémence, Rochat, Cortolezzis, Dumont,Egloff et Kaiser, 2001.

[7Latané et al., 1979.

[8Brickner, Harkins et Ostrom, 1986 ; Jackson et Williams, 1985.

[9Johnson et Johnson, 1989, 2002 ; Slavin, 1983 ; Slavin, 1995.


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