Aveuglements…

Éditorial
par  M.-L. DUBOIN
Publication : octobre 2001
Mise en ligne : 3 mars 2007

Que d’émotions au cours de la semaine qui s’achève !

D’abord l’horreur en direct sur tous les écrans du monde. Même les téléspectateurs qui sont habitués à la regarder, mais en fiction, ont eu du mal à y croire.

Je n’y croyais pas non plus en écrivant “Les affranchis de l’an 2000”, il y a plus de vingt ans. Pour montrer comment un autre monde est possible je voulais le décrire dans un roman. Mais il me fallait pour cela trouver un scénario vraisemblable pour expliquer que l’opinion avait fini par comprendre qu’il était temps de bâtir ensemble un monde plus juste. Et je ne trouvais pas. Des extra-terrestres venant nous dicter le changement ? Un sauveur prêchant la bonne conduite ? Non, cela n’allait pas. Mais pourquoi donc aller chercher si loin ? Il fallait apparemment un choc pour que l’opinion se réveille. Or la violence-même des inégalités croissantes menaçait de le créer. Et il serait à l’échelle. C’est ainsi que j’ai imaginé cette agression exterminatrice de la part de quelques kamikazes venus de pays déshérités et jetant leurs avions sur l’un de ces sites-symboles de la France, choisis et aménagés pour les privilégiés : la Provence. Je pensais qu’en montrant qu’une telle horreur était dans la logique des violences internes de notre monde “moderne” et de ses moyens, j’allais faire réfléchir avant qu’on en arrive à ce qui me paraissait une extrémité.

des chiffres

Dresde fut détruite en février 1945 sur ordre de Sir Winston Churchill pour venger les bombardements de Londres, l’Allemagne étant déjà vaincue. Plusieurs vagues successives de bombardements au phosphore furent programmées pour être le plus meurtrières possible, et elles firent environ 135.000 morts [1]. Autant à Hiroshima le 6 août 1945, alors que les pourparlers de la reddition du Japon venaient de commencer.

Et n’oublions pas que, par exemple, l’embargo de l’Irak a fait environ 1,5 millions de victimes, dont 500.000 enfants morts de faim.

Hélas, la semaine dernière, le massacre de vrais civils, et par milliers, par des pilotes suicidaires, était la réalité. Et les dégâts, même plus limités que ceux de Dresde et de Hiroshima, rappelaient à notre humanité qui a tendance à l’oublier, qu’elle peut générer l’horreur.

Ces attentats ont provoqué une consternation générale. Mais la réaction du Président des états-Unis fait craindre la suite : et si, malgré cette abomination, les yeux ne s’ouvraient toujours pas ?

 
Effet Boomerang

Un principe de judo consiste à utiliser la force de l’adversaire pour la retourner contre lui-même. N’est ce pas précisément ce qui s’est produit et fait que le gigantisme des dégâts est à la mesure du pays ciblé ? La plupart des aspects du drame le prouvent. D’abord, la méthode uti-lisée, ces pirates qui savaient piloter d’énormes avions de ligne, bourrés de kérosène : quand on veut vendre beaucoup de Boeing, il faut évidemment apprendre aux clients à s’en servir… Ensuite, les cibles choisies : dans ces tours, gigantesques symboles de l’activité financière, s’affairaient chaque jour plus de 40.000 personnes (une société comme Meryll Lynch y occupait la bagatelle de cinquante étages de très grand luxe). Et puis, la préparation d’une action de ce type, qui implique l’apprentissage des méthodes du terrorisme “moderne” : or on sait que la CIA est à l’origine de la formation des commandos qu’elle désigne comme responsables, et que c’est elle qui a initié leur entraînement quand les états-Unis, menant la guerre froide, soutenaient l’Afghanistan contre l’agression de l’URRS. Enfin et surtout les énormes et occultes moyens financiers nécessaires. L’origine de cet argent serait d’une part le pétrole (tiens … comme la fortune des Bush) et sans doute aussi le commerce de la drogue : or la valeur du pétrole vient du développement “moderne” des transports ; et ce qui permet de faire fortune avec la drogue, c’est la circulation de moyens de paiement anonymes. Enfin, last but not least, les commanditaires ont forcément tiré parti de l’opacité des paradis fiscaux pour y blanchir et faire fructifier cet argent sale : or le ministre du Trésor des états-Unis, obéissant aux milieux d’affaires américains qui tiennent à disposer de ces mécanismes sans contrôle aux marges du marché, venait encore une fois de s’opposer à toute atteinte portée à cette opacité ! Le comble, et en d’autres circonstances ce serait risible, c’est qu’on vient de découvrir que des investisseurs liés à ces commanditaires s’étaient même servi de la Bourse pour spéculer sur les effets financiers de ces attentats, en pariant (Vive les marchés à terme !) sur la baisse des actions des compagnies aériennes et des compagnies d’assurance ! Il y a donc un effet boomerang dans ces attentats suicidaires. Et d’autant plus qu’ils ont en même temps tiré parti des failles du pays qui, proclamant partout “Security first !”, se voulait le champion de la sécurité, ce qui l’a amené à déployer d’énormes dispositifs “modernes” d’espionnage et de surveillance, aux coûts invraisemblables, mais qui vient de faire la preuve qu’une telle surveillance n’est pas la panacée.

 
La seconde catastrophe

La suite du drame est que G.W. Bush a réagi en témoignant d’un fanatisme du même acabit que celui qu’il dénonçait, il cria vengeance pour son pays, prêcha la croisade du Bien (qu’il incarne, évidemment) contre le Mal, il désigna, même sans preuve, un coupable (recruté naguère par la CIA), et il incita le peuple et ses représentants à prier avec lui sur l’air de “God Bless America !” Alors les marchands de drapeaux firent des affaires pendant que de braves Arabes étaient pris à partie par de braves gens, dont certains tentèrent de mettre le feu à une mosquée. Le Président des états-Unis demanda aux deux Chambres de voter une déclaration de guerre, mais faute de savoir contre qui, les représentants, sans une seule voix contre, lui votèrent les pleins pouvoirs pour venger le pays. Sur leur lancée ils trouvèrent, unanimement, 40 milliards de dollars pour financer l’enquête, préparer une opération militaire… et venir en aide aux sites touchés. Mais c’est 150 milliards qu’ils injectèrent dans l’économie parce qu’une récession y était probable. à l’heure où j’écris, c’est l’escalade de la violence : Bush tient un Conseil de guerre et 50.000 réservistes rappelés se mobilisent pour renforcer l’armée la plus puissante du monde, tandis que, dans leur pays, un des plus pauvres au monde et déjà dévasté pendant plus de vingt ans, les malheureux Afghans qui n’ont pas eu les moyens de fuir, s’attendent au pire.

 
Plus d’espoir ?

Il y aurait de quoi désespérer, si on ne commençait pas à entendre dire qu’il faudrait, avant de participer à la chasse aux sorcières, comprendre comment notre monde en est arrivé là, et dénoncer les déséquilibres qui engendrent la violence. Le premier auditeur de France-Inter qui osa fut interrompu et qualifié d’obscène par un journaliste. Mais il y en a eu d’autres depuis, et la raison semble se faire, un peu, entendre. Au moins en France, peut-être parce que c’est encore un des rares (le seul ?) pays où on a une idée de ce que laïcité veut dire.

Il me semble que l’interview de jeunes Palestiniens, cette semaine, dans l’émission Envoyé spécial, devrait pourtant amener à comprendre comment est forgée l’arme des pauvres. Car le témoignage de ces jeunes était édifiant : désespérés, n’ayant pas reçu de véritable éducation, dans un pays déshérité et humilié, on leur a expliqué que pour gagner le paradis introuvable pour eux sur cette terre il leur fallait se tuer en entrainant dans leur mort le plus possible d’infidèles, d’autant que s’ils réussissaient, leur famille, qui est dans la misère depuis si longtemps, toucherait immédiatement beaucoup d’argent, tandis que leur mémoire serait conservée grâce à leur portrait (pour lequel ils étaient invités à poser sur un fond en carton) qui serait brandi par la foule comme étant celui d’un héros.

Qui peut prétendre arrêter les attentats-suicides de ces jeunes par des bombardements de F16 américains, des tirs de missiles et la création de nouvelles colonies dans ce pays occupé depuis si longtemps ? Et pourtant, l’attaque dont Bush menace l’Afghanistan est la même escalade, probablement en plus fort.

Tout a basculé dans le monde en seulement quelques décennies, mais on refuse toujours de croire que cela remet en cause le mode de distribution des richesses, donc des pouvoirs et des savoirs. Je ne souhaitais vraiment pas d’aussi effroyables attentats pour que l’opinion le comprenne, même si depuis plus de vingt ans je vois bien que la raison ne suffit pas et que le réflexe de se moquer de notre “utopie” s’oppose toujours à l’examen de nos propositions. Maintenant que le choc, atroce, a eu lieu, arrêtons les massacres en acceptant pacifiquement de réfléchir ensemble à la meilleure façon de répartir les richesses. Construisons ainsi l’avenir, mais concevons-le enfin pour tous.


[1d’après le Petit Larousse, édition 1990.


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