L’échange

Page d’anthologie
par  J. DUBOIN
Mise en ligne : 31 janvier 2008

En économie distributive, l’échange n’est plus le “donnant-donnant” entre deux individus. Le citoyen apporte bénévolement sa contribution personnelle à la société qui lui assure, pendant toute sa vie, les moyens de s’épanouir. La monnaie distributive, qui permet ce contrat entre individu et société, n’est donc pas une monnaie parallèle mais une monnaie alternative à la monnaie actuelle.

Le texte suivant, extrait de ÉGALITÉ ÉCONOMIQUE, rappelle pourquoi Jacques Duboin voyait dans cette mutation de l’échange une évolution de la société humaine :

C’est la nécessité d’utiliser leur intelligence à placer la nature dans les conditions voulues pour qu’elle leur fournisse le nécessaire, c’est cette impérieuse nécessité, qui obligea les hommes à se mettre au travail.

Et plus tard, cette même intelligence leur a permis de découvrir qu’en se divisant le travail, ils obtiendraient des résultats meilleurs, donc des produits plus nombreux. Mais, arrêtons-nous ici : voici les hommes en possession de produits plus nombreux, le problème va maintenant consister à répartir ces produits entre tous. Comment le résoudre sans avoir recours à l’échange ? N’est-ce pas, grâce à l’échange, que quelqu’un peut se procurer ce qui lui manque, en fournissant à un autre ce dont il a besoin ?

Ainsi l’échange va devenir le véhicule de la distribution des produits entre tous les hommes. Personne n’a pu s’en affranchir dès l’instant que, vivant en société, il y trouve installée la division du travail, par conséquent la nécessité de faire exclusivement une tâche qui, en lui permettant de produire à satiété un objet ou une partie de cet objet, le prive nécessairement de tous les autres. L’échange est donc une conséquence de la division du travail, conséquence elle-même de la disette.

Et nous voici en possession du fil d’Ariane, car, en étudiant le mécanisme humain de l’échange, nous allons découvrir les conséquences sociales qu’il devait entraîner…

L’échange repose sur le principe : qui ne donne rien, n’a rien. C’est dire que, pour se procurer quelque chose, il faut fournir, au préalable, quelqu’autre chose ; mais cela ne signifie rien de plus. Malheureusement, les économistes y ont vu bien davantage, et notamment la preuve que les deux choses en présence ont la même valeur, sous prétexte qu’on consent à les échanger. D’où leur fameuse et éternelle loi de l’offre et de la demande.

Concédons que les deux choses ont la même valeur d’échange, ce qui n’implique, ni qu’elles aient même valeur intrinsèque, ni même valeur au regard de chacun des échangistes. Un exemple va le faire comprendre : voici un homme tombé dans un précipice ; il réussit, en jouant des pieds et des mains, à gravir la paroi traîtresse ; mais, épuisé, le cœur lui manque pour accomplir l’ultime effort nécessaire. Un autre homme, en sécurité sur la terre ferme, n’a qu’à tendre la main pour le sauver. Un échange devient possible :

— Aide-moi, dit le désespéré.

— Donne-moi tout ce que tu possèdes, répond l’autre.

Nos économistes concluent que le marché est équitable parce que la loi de l’offre et de la demande a joué.

Or, un échange n’est équitable qu’autant que les deux parties sont sur un pied d’égalité économique absolue. Il ne faut pas que l’une, talonnée par d’impérieuses nécessités, soit obligée de conclure sans discussion, tandis que l’autre, placée dans des conditions excellentes, a la possibilité d’attendre que la première se rende à merci.

Ainsi, toutes proportions gardées, le riche occupe la terre ferme et le pauvre se débat dans le précipice ; car l’échange, c’est la loi du plus fort. Les hommes l’ont si bien compris qu’ils approprièrent le sol et les instruments de production afin de devenir les plus forts : après quoi les autres furent obligés de travailler pour eux, en échange d’un salaire tout juste suffisant pour leur permettre de vivre.

Ne dites pas que j’exagère ou que j’invente quoi que ce soit : l’échange a toujours été une injustice, car il consiste à recevoir plus qu’on ne donne et Aristote l’avait déjà signalé quand il a dit : celui qui commet l’injustice s’attribue plus qu’il ne doit avoir, et celui qui la souffre reçoit moins qu’il ne lui revient.

Cette injustice a toujours été si criante qu’on a vu certaines cités du moyen âge instituer l’arbitrage obligatoire des prud’hommes pour fixer un prix qui n’avantagerait ni l’acheteur ni le vendeur.

En conséquence, nous comprenons que les hommes aient remarqué que l’échange favorise celui qui a su accumuler des réserves qui manquent aux autres. On ne doit pas en conclure que l’homme riche, par définition, soit un être sans entrailles : il joue son jeu, dit-on vulgairement, comme tout le monde joue le sien en régime échangiste. La richesse est d’ailleurs chose très relative et vous allez voir qu’on est toujours assez riche pour opprimer un plus pauvre que soi.

L’échange fonctionne-t-il équitablement entre le travailleur et le patron ? Non, puisque l’ouvrier qui offre son travail et le patron qui, en échange, lui paie un salaire, ne sont pas économiquement sur un pied d’égalité. Il suffit de voir comment la discussion s’engage entre eux. Pas d’embauche, écrit le patron ou le directeur à la porte de l’usine, s’il n’est pas disposé à faire un échange. On embauche de telle heure à telle heure, écrit-il, si, au contraire, il y est disposé. À la suite de quoi, il fait connaître le prix de l’heure et les conditions du travail, en se réservant de dénoncer ce pseudo-contrat à la minute où son intérêt bien compris l’exigera. N’est-ce pas à prendre ou à laisser ? Dans la négociation, le rôle de l’ouvrier ou de l’ouvrière s’est borné à dire oui ou non. Hésiteraient-ils qu’on répondrait : si vous n’en voulez pas, un autre sera bien heureux d’accepter.—Et si le travailleur faisait valoir ses charges de famille, le dénuement de son foyer, la maladie d’un des siens, on lui répliquerait tout naturellement : Quoi ! vous êtes dans la misère et vous hésiteriez à prendre ce qu’on vous offre ?

Ce dernier mot peint l’injustice de l’échange dans une société évoluée, lorsqu’il existe, dans le monde, des milliers et des milliers de travailleurs constamment à la recherche du patron qui acceptera de les exploiter…

Pourquoi cette injustice nous surprendrait-elle du moment que l’échange fait appel au sentiment égoïste de l’homme ? N’auriez-vous jamais remarqué que, dans un échange, plus on est pauvre, et plus on s’aperçoit que ce qu’on peut offrir a moins de valeur d’échange ? Prenez le cas du chômeur dont la situation est peut-être la plus douloureuse, parce que la plus misérable. Qui ne donne rien, n’a rien étant la loi de l’échange, comment celui qui n’a rien peut-il échanger quelque chose avec celui qui a quelque chose ? Lorsque tout ce qui existe a été approprié, il n’est resté à l’homme que son travail. Mais si personne ne veut acheter ce travail ? Et pourquoi l’achèterait-on du moment qu’on n’en a pas besoin ? Ainsi ce régime condamne à se croiser les bras celui qui, précisément, a besoin de tout, parce qu’il n’a rien. Prétendre que c’est en vertu d’une loi naturelle, c’est oublier qu’il n’y a jamais de contradiction dans la nature, alors que la situation du chômeur, dans nos sociétés modernes, est la contradiction la plus monstrueuse qui puisse se concevoir. Réfléchissez à l’existence du chômeur et des siens. Cet homme, sa femme, ses enfants ont constamment sous les yeux le spectacle de tout ce qui leur manque ; on l’étale de la façon la plus tentante à la vitrine des magasins. Mais, en fait, rien n’est à l’échelle de leurs moyens, et c’est par un refus indéfiniment répété que le père est obligé de répondre aux demandes les plus raisonnables de ses enfants. Cependant, ces objets si nécessaires existent, ils se gâtent, quelquefois même ils sont volontairement détruits. Qu’importe ! S’ils sont, en fait, à portée de la main du chômeur, la loi de l’échange les transporte fictivement sur une autre planète. Certes, le chômeur reçoit quelquefois une allocation, sorte de prime qu’on lui donne pour qu’il accepte de rester malheureux. Elle va illustrer ce que je vous disais tout à l’heure, à savoir que l’échange défavorise toujours le plus pauvre.

Jacques Duboin,
Égalité économique, 1939,
(extrait de la 9ème édition, chez Grasset)

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