Le programme Raffarin

Éditorial
par  J.-P. MON
Publication : octobre 2003
Mise en ligne : 19 janvier 2006

On se souvient qu’en janvier dernier, J-P Raffarin était allé à Tours à l’assemblée générale du Medef pour « sceller la réconciliation entre l’État et les chefs d’entreprise ». Dans l’euphorie de la réunion, il s’était même écrié : « si je dis sincèrement “Vive les entreprises !”, c’est parce que je pense profondément “Vive la France !” ». Le Medef ne pouvait souhaiter meilleur encouragement pour avancer ses exigences. Ce que n’a pas manqué de faire son président, Ernest-Antoine Seillière, qui a donné (sic) au gouvernement jusqu’au mois de septembre pour apporter la preuve qu’il veut « enrayer le déclin de la France ». Sans complexe, le Medef veut exercer pleinement son « droit d’ingérence » pour obtenir de nouvelles réductions d’impôts et de charges, la réforme des retraites, du système de santé et la baisse des dépenses publiques. Où en étions-nous au début de l’été ? La loi réformant les régimes de retraite dans le sens voulu par le patronat a été votée, la loi Hue sur le contrôle des fonds publics alloués aux entreprises (45 milliards d’euros par an) a été abrogée, pour beaucoup les 35 heures ne sont plus qu’un souvenir, la loi sur les licenciements a été très allégée, etc. Qui plus est, dans la plus grande discrétion [1], le gouvernement Raffarin vient d’accèder à une vieille demande du Medef concernant le fonds de garantie des salaires : les salariés des entreprises en faillite toucheront une indemnité égale à la moitié de celle qu’ils perçoivent actuellement. (Autrement dit, les entreprises font payer aux salariés leurs défaillances et leurs erreurs de gestion). Au 1er janvier 2004 quelque 180.000 chômeurs perdront leur allocation en vertu de la nouvelle convention d’assurance chômage signée en décembre 2002.

On voit qu’une part importante des revendications du Medef avaient été satisfaites avant “l’ultimatum” de septembre.

Mais la situation économique n’étant pas aussi idyllique que le souhaitait le Medef au début de l’année, il importait de regonfler le moral des troupes. C’est ce à quoi s’est employé Ernest-Antoine lors de la 5ème université d’été de son organisme, qui s’est ouverte fin août à Jouy-en-Josas, avec pour thème “la grande transformation”.

 Un optimisme délirant

Selon le président du Medef, les débats qui s’y sont déroulés ont permis de « prendre tous ensemble la mesure de la grande transformation du monde. Au delà des idéologies, des débats dépassés et des oppositions stériles [2], nous avons constaté que dans tous les domaines, les idées se reconstruisent, que partout se fait sentir un souffle, un nouveau positivisme. Et, partout, l’entreprise est au cœur des analyses. Qu’il s’agisse de la relation entre la science et le progrès, des mutations identitaires de notre société ou du nouvel ordre international, l’entreprise est toujours concernée, porteuse de progrès et de modernité ». C’est beau comme du Mozart... Pas étonnant donc que « les entrepreneurs refusent les visions pessimistes et défaitistes qui rongent aujourd’hui notre société ». C’est tellement beau que je n’arrive pas à arrêter les citations : « après des années de grand désordre, de nouvelles régulations s’esquissent enfin et des priorités nouvelles s’affirment pour notre pays. Au delà des suspicions et des vieilles peurs, la France se transforme et entre enfin dans la réforme que, depuis des années, le Medef appelle de ses vœux. Un processus de fond s’est engagé, un point d’inflexion intellectuel autant que conjoncturel ». À ce point, on a presque envie de chanter la Marseillaise ! Suit une longue litanie de banalités courantes sur l’école, l’intégration, le rôle des religions, le multiculturalisme, la banlieue, la ville, sans oublier la conscience, l’éthique qui « font l’honneur de nos scientifiques et de nos chercheurs. Mais « armée, Église, État, école, ... sont aujourd’hui affaiblies et remplissent moins bien leur rôle... » Heureusement, il reste « le travail dans l’entreprise, moteur principal de l’ascenseur social français » dont « il est urgent de réhabiliter la valeur ». C’est pourquoi « entrepreneurs, responsables politiques, responsables religieux... tous partagent la même conviction : l’entreprise, avec ses contraintes et ses possibilités, est au cœur des aspirations ».

Un patron aussi moderne qu’Ernest-Antoine ne pouvait évidemment pas borner son horizon à l’Hexagone. D’où, en géopolitique averti, un grand tour d’horizon mondial. Tout va très bien : malgré la crise du Moyen-Orient, « une immense partie du monde est en progrès. La moitié de l’humanité est ainsi engagée en Asie dans un cercle vertueux de croissance forte... » Autre bonne nouvelle : « le pragmatisme de la communauté internationale s’accompagne d’une diminution des affrontements entre États, plus sujets à des guerres civiles ou au terrorisme qu’à des conflits ouverts ». Voila qui doit faire plaisir aux Africains et aux Américains ... « La situation internationale s’accompagne de la reprise des économies américaine et japonaise, d’une stabilisation de l’euro et d’une faiblesse historique des taux d’intérêt [...] Les conditions financières de l’investissement se mettent en place ».

Revenant à la situation française, l’optimisme du patron des patrons ne se dément pas : « notre pays dispose aujourd’hui des moyens de son ambition. La France est un pays généreusement doté des legs des générations qui nous ont précédés - infrastructures, capital humain, institutions - et, cela a son importance, des bienfaits de la nature - beauté et harmonie de son territoire [3][...] Mais plus encore, ce sont les potentialités de croissance que présente la situation actuelle qui nous stimulent [pour licencier ?]. Le mouvement de réforme amorcé est la principale réserve de croissance de notre économie. Il doit être maintenu et accéléré ». En Français d’en bas, cela veut dire qu’il faut que le gouvernement se rappelle qu’il doit privatiser tout ce qui peut rapporter gros : la santé en premier lieu [*], l’enseignement [**], la Poste [***], brefs les services publics en général.

 Le rêve et la réalité

« La reprise des créations d’entreprises depuis douze mois est éloquente : nous sommes désormais sur un rythme de 280.000 entreprises par an, qui régénèrent chaque année 2 à 3% de l’emploi marchand... » Je remarque tout d’abord une généralisation hardie qui effrayerait même un apprenti statisticien, puisque Ernest-Antoine base ses prévisions sur les données d’une seule année. Il oublie aussi de dire que les défaillances d’entreprises ont augmenté de 8% au premier semestre 2003 par rapport au premier semestre de 2002 : 25.000 dépôts de bilan ont été enregistrés en France entre janvier et juin, les secteurs les plus touchés étant le BTP (bâtiment et travaux publics) et les transports. Quoique moins touché, le secteur marchand, dont c’est le premier recul enregistré depuis 1996, détruira 60.000 emplois en 2003 ; les effectifs industriels reculeront eux de 2,3%, tandis que le secteur des services, jusqu’ici principal moteur de l’emploi, ne gagnera qu’à peine 0,5%. Rien d’étonnant donc si le taux de chômage (officiel) approche les 10%. En ce qui concerne l’investissement des entreprises françaises, les statistiques de l’Insee démentent l’optimisme du patron des patrons : « Les chefs d’entreprise interrogés au mois de juillet révisent en baisse leurs prévisions précédentes du mois d’avril [...] Ils s’attendent à une progression de leurs investissements en 2003 de 2% » (contre 6% au mois d’avril). Comme le soulignent des économistes de la Caisse des dépôts, « la restauration de la profitabilité des entreprises est un préalable indispensable à la reprise de l’investissement », ce qui signifie en clair que le chômage va continuer à augmenter car c’est la diminution de la main d’œuvre qui constitue le meilleur moyen d’accroître la profitabilité des entreprises. Le coup d’encensoir lancé par Seillière à la main d’œuvre française « qualifiée, engagée et productive bien que contenue dans une limitation abusive du temps de travail » relève de la plus grande indécence, quand on voit comment elle est traitée.

Reste la reprise américaine, impulsée par des stimulants budgétaires et monétaires, d’une ampleur presque sans précédent, hors de portée du gouvernement français, qui pourrait “tirer” l’économie européenne. Mais cela ne résoudra pas le problème du chômage, comme le montre l’exemple américain dont la croissance se fait sans création d’emploi, grâce aux gains de productivité : « les entreprises produisent plus avec moins de personnel », découvre la Réserve fédérale. La production industrielle a augmenté de 5% depuis la fin de la récession de 2001 et les entreprises se sont séparées dans le même temps d’un million de salariés. Quant à l’euro, il continue de monter. M. Seillière n’a décidément pas de chance avec ses prévisions.

Il n’empêche que le danger de régression sociale menace plus que jamais car, comme le soulignait un patron à Jouy-en-Josas, « pour la première fois, on a l’impression d’avoir un gouvernement qui s’attaque aux réformes ». C’est tout dire !


[1Décret publié au Journal Officiel le dimanche 27 juillet 2003.

[2Dans l’entreprise, comme à droite, il n’y a jamais de comportement idéologique : on est moderne ; les oppositions, elles, sont toujours stériles.

[3On dirait qu’il a lu la Grande Relève mais il n’est quand même pas assez moderne pour en tirer les bonnes conclusions !

[*NDLR : à ce sujet le pire est à venir et se prépare avec raffin...ement : les moyens se mettent en place (dont la législation et des “expériences”) pour pouvoir,contrairement au discours tenu, privatiser en douce les soins rentables. Tant pis pour ceux qui ne pourront pas les payer. Mais on ne l’apprendra que lorsque tout sera bouclé.

[**NDLR : 4.000 postes de professeurs supprimés dans le secondaire.

[***NDLR : 900 bureaux de Poste vont être fermés.


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