Vertiges transhumains et environnementaux


par  H-C MATTON
Publication : août 2015
Mise en ligne : 10 décembre 2015

Laisser faire… n’importe quoi, au nom de l’intouchable “libre entreprise”, c’est se laisser mener par des apprentis sorciers. Et ils sont capables de tout avec les nouvelles technologies dont les possibilités sont inimaginables… H.C. MATTON évoque ici quelques aspects de ce à quoi cette irresponsabilité peut conduire :

À partir du formidable essor des sciences de communication, illustré par le net, J-E Blamont montrait dans Introduction au siècle des menaces [1] que les capacités de nuisance ne sont plus l’apanage des superpuissances. La meilleure illustration en est Al Qaïda et plus récemment l’EI. Quand on mesure le niveau de fanatisme atteint par ces sectes religieuses, on tremble en pensant aux possibilités de destruction massive offertes par la technologie (chimiques, bactériologiques, nucléaires)… Il y a dix ans, la communauté scientifique niait cette possibilité. Aujourd’hui, il n’en est plus de même.

Les grandes sociétés de la Silicon Valley axées sur la génétique sont en pleine effervescence, comme le relatait l’aricle Les vertiges du transhumanisme publié par Le Monde [2]. Objectif : l’immortalité. Rien que cela, au moins pour une oligarchie dont certains membres ont prévu le coup et se sont fait congeler en attendant mieux. Aujourd’hui, on se contenterait du seul cerveau…

Vernor Vinge [3] définit quatre scénarios possibles : 1. Classique : naissance d’une créature artificielle nous entraînant vers un avenir inconnu ; 2. Intelligence augmentée : interface cerveau-machine décuplant nos capacités mentales ; 3. Neurosciences et modification de la structure du cerveau humain vers un stade supérieur ; 4. Scénario internet : développement d’une intelligence collective au profit de l’humanité tout entière, un Gaïa numérique.

Il ne s’agit pas pour lui d’un progrès scientifique, fût-il spectaculaire ; dans la singularité, c’est bien la variable intelligence qui devient infinie. Quid alors de l’homme avec son petit cent milliards de neurones ? Qu’arrivera-t-il quand la machine sera capable de se programmer elle-même, de se répliquer ? On nous gardera peut-être, a ironisé un chercheur, comme animaux de compagnie. La boucle serait alors bouclée. La domestication animale par les humains date de moins de vingt mille ans, le temps qu’il aura fallu à ceux-ci pour s’inventer de nouveaux maîtres. Un incident de parcours, le choix du scientisme plutôt que celui de la solidarité. Finalement, un juste retour des choses.

« La société actuelle ne fournit pas d’autres moyens d’action que des machines à écraser l’humanité »

Simone Weil

Dans le contexte actuel, on voit mal comment maîtriser cette science qui risque de nous détruire avant même la fin du siècle. Les puissances qui gravitent autour de l’intelligence artificielle permettent d’en douter. Ceux qui tirent les ficelles en pariant sur leur éternité s’apercevront-ils à temps que celle-ci pourrait être une drôle de sinécure en ouvrant bien imprudemment la boîte de Pandore ?

J-M Truong, chercheur en intelligence artificielle, qualifié d’auteur de science fiction lors de la sortie de son livre Totalement inhumaine en 2001, est aujourd’hui pleinement d’actualité. C’est dire si les choses vont vite. Il y décrivait « La fin du monopole de la bande des quatre, CHON [= carbone, hydrogène, oxygène, azote], sur le marché du vivant », en ces termes : « Des réplicateurs minéraux ont nécessairement précédé l’ADN, d’autres après lui prendront la relève pour aboutir au “successeur”, cette forme de vie nouvelle susceptible de prendre la suite de l’homme comme habitacle de la conscience. Le “successeur”, l’espèce émergeant sous nos yeux de ce substrat artificiel fait de mémoires et de processeurs toujours plus nombreux et en voie d’interconnexion massive : le NET.

Homo Sapiens apparaît alors sous son vrai jour : l’espèce mère vouée à engendrer et à élever le “successeur”, une mère serve, instrumentalisée, à qui est dénié le droit d’avorter l’étranger dont elle est grosse, le successeur en voie d’achèvement caractéristique des formes de vie les plus évoluées »4. Cet expert continuait ainsi sa démonstration en empruntant le chemin qui nous conduit à l’aliénation : « Un jour, un de nos lointains ancêtres, ramassant devant lui une pierre, se l’appropria. Par ce geste, pour la première fois, un vivant se déchargeait sur une chose jusque là extérieure à lui. Dès lors, ce n’est plus l’homme qui évolue mais le silex, celui-ci entreprenant l’irrésistible métamorphose qui le conduira du biface à la puce de silicium, son utilisateur se fossilisant pour le reste de son temps ».

De manipulateurs, nous devenons manipulés, nomades transformés en banlieusards empavillonnés et endettés à perpette, tyrannie de l’argent, domination de la matière inerte sur les hommes. Désormais l’outil ne se contente plus d’exploiter l’humanité, il la façonne à sa convenance : « La stratégie du “successeur” s’apparente à celle du ver parasite de la crevette vivant au fond de la mare à l’abri de l’appétit du canard et qui, épris d’aventure, aveugle celle-ci pour la précipiter vers le bec du canard, espérant que celui-ci le ramènera sur la terre ferme. De même, la stratégie du “successeur”, c’est de s’identifier avec les grandes illusions militaristes (guerre des étoiles), économiques, communicatrices, avec en point d’orgue la mondialisation. Contrairement avec ce que proclame sa légende, le “successeur” ne multiplie pas les fruits du labeur. Comme un négrier, il se contente de nous faire trimer plus, il ne produit rien par lui-même mais tire parti de ses esclaves tout en leur donnant l’illusion bien fallacieuse qu’il est à leur service.

Avec la révolution informatique, c’est le recul de la jachère humaine qui est recherché. Par la vertu d’Internet, le monde devient enfin le Souk rêvé par Hayek : un signe sur un écran, fortune d’un initié et naufrage d’un Continent. Un clic de souris, un homme au Nirvana et 100 millions en enfer : Marché parfait pour les agioteurs, spéculateurs, trafiquants, maffieux, blanchisseurs d’argent sale, négriers » [4]. Il désigne par “les imbus” « une caste d’humains imprégnée des intérêts du “successeur” et fière des privilèges que confère cette aliénation : dirigeants de multinationales, financiers de haut vol, consultants et éditorialistes formés sur les pentes immaculées de Davos… La nouvelle économie n’est qu’une étape, c’est d’une “nouvelle humanité” domestiquée, “cheptellisée” dont elle a besoin. Le projet des “imbus” est de persister dans la faveur du “successeur”. Il implique un projet pour le reste de l’humanité, la stabulation à visage humain dans laquelle s’affère “le cheptel”, combustible du “successeur” … L’epsilon, la dernière nébuleuse, résultat de la désintégration de l’humanité, les rejetés, les exclus, vivant dans les interstices de la “nouvelle humanité”, projet du refus du monde et de ses séductions vivant à la manière des chasseurs-cueilleurs du Néolithique, à base de razzias sur les hypermarchés et de charognage sur les décharges. Que se passera-t-il quand ils ne se contenteront plus de hanter les marges ? Quelles violences ? Réserves de cruauté non consommées au Rwanda, à Hiroshima, à Auschwitz » [5].

Comment ne pas penser que ces epsilon sont déjà à l’œuvre au Moyen Orient, en Afrique, en Asie et ont pénétré en Europe ? Avec les réactions que l’on sait pour le plus grand plaisir, faute de mieux, des marchands d’armes…

Lors du dernier forum de Davos, consacré, une fois n’est pas coutume, à l’examen des risques menaçant les écosystèmes, neuf rapports ont été présentés, résultant des travaux les plus récents d’équipes internationales, collectés par des dizaines d’institutions regroupant des centaines de chercheurs œuvrant ces cinq dernières années. Ces rapports concluent qu’il y a urgence : les activités humaines sont en train de faire évoluer notre planète vers des destructions irréversibles dans des domaines indispensables à la survie d’un grand nombre d’espèces, dont la nôtre.

Pour donner à leurs rapports la limpidité nécessaire face à ce grand rassemblement de décideurs, les scientifiques ont identifié des frontières planétaires vitales qu’il conviendrait de ne franchir à aucun prix, sous peine de dommages irréversibles. Aujourd’hui, quatre de ces frontières ont été franchies du fait des activités humaines, elles concernent le changement climatique, l’intégrité de la biosphère, les couvertures végétales, les flux biochimiques. Le potentiel de risques liés menace un grand nombre de populations directement concernées. En conclusion, les auteurs insistaient sur la notion de frontières vitales à ne pas dépasser en établissant une planification rigoureuse des développements économiques et scientifiques, en revenant en arrière pour atténuer l’impact sur les quatre situations délictueuses.

Ces rapports n’ont suscité aucun émoi de la part de ces maîtres du monde, sinon un intérêt poli, ces gens reprenant leurs échanges habituels consacrés à la protection d’une croissance et des bénéfices associés. Position insoutenable à cinquante ans, voire à dix ans pour les cas les plus graves.

Ces gens n’auraient-ils pas d’ores et déjà pris le parti de la congélation ? Davos dorénavant converti à la promesse d’une vie éternelle sans devoir en passer par les béatitudes !

Tel le bateau ivre, nous voguons vers un inconnu…Brrr !


[1Jacques-Émile Blamont, Le siècle des menaces, éd. Odile Jacob, 2004

[2Le Monde, 14/2/15

[3Vernor Steffen Vinge, qui fut Professeur de mathématiques à l’Université d’État de San Diego, est un écrivain de science-fiction américain connu surtout par son essai sur la singularité technologique, publié en 1993.

[4Jean Michel Truong Totalement inhumaine, éd.Les empêcheurs de penser en rond, 2001

[5Désastres globaux la grande accélération, site internet : Automates Intelligents n°124 Mars 2015


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