Les industriels contre les citoyens

Lectures
par  C. ECKERT
Publication : décembre 2001
Mise en ligne : 30 août 2008

Après avoir analysé, dans nos précédents numéros, le livre de R. Lenglet et B. Topuz, C. Echkert se demande si, trois ans après cette parution, le nombre croissant de scandales sanitaires a fini par décider les autorités à jouer leur rôle. Ce sont en effet les politiques « qui légifèrent et réglementent, qui sanctionnent, qui interdisent ou laissent faire » [1].

Les exemples d’actualité récente qui suivent prouvent qu’il n’en est rien. Puisque le système libéral actuel engendre tant de dégâts sanitaires par la recherche du profit immédiat, il reste alors à examiner, pour en finir avec cette série d’articles, si un système économique distributif et démocratique ne serait pas plus salutaire.

 Des médicaments mortels ?

Nouveau cas de retrait du marché d’un médicament, l’affaire Bayer a fait grand bruit l’été dernier, lorsque ce groupe allemand a « contre toute attente, retiré de la vente l’un de ses médicaments vedette contre le cholestérol » [2], accusé d’avoir causé plusieurs dizaines de décès dans le monde. Seulement voilà, il est loin d’être certain que cet acte aît été motivé par des considérations d’ordre sanitaire. Tout d’abord, cette décision a été prise « sans concertation avec les autorités sanitaires des pays concernés » et même sans information [3] puisque Bayer « a préféré communiquer ses intentions d’abord aux marchés financiers » [4]. Ensuite, en juillet les autorités européennes estimaient qu’il « n’y avait aucune raison de retirer l’autorisation » [5] car, plutôt que le médicament en lui-même, c’était son association avec un autre médicament qui était jugée dangereuse.

Enfin, le lendemain du retrait du médicament, le président du directoire de Bayer annonçait comme par hasard la suppression d’au moins 1.800 emplois et la fermeture de quinze usines. Cela ressemble fort aux chantages à l’emploi décrits par R.Lenglet et B.Topuz. « L’opération de retrait sera une des plus importantes qu’ait jamais connues le secteur de la pharmacie ». Bien que les dirigeants du groupe affirment « qu’il n’y a aucun lien direct entre le retrait [...] et les restructurations », il est fortement question d’une scission de Bayer qui céderait son pôle pharmaceutique et renforcerait son pôle chimique par « le rachat de la division agrochimique d’Aventis, CropScience » [2].

 Des OGM dans les chips

Racheter CropScience ne va sans doute pas aider Bayer à redorer son image puisque cette société a déjà créé un scandale en 2000 dans le domaine des OGM. Cette filiale du groupe pharmaceutique Aventis, lui-même né de la fusion de Hoechst et de Rhône-Poulenc, commercialise en effet le maïs transgénique Starlink. « Interdit en Europe, ce maïs est autorisé depuis 1998 aux États-Unis pour l’alimentation du bétail et la production d’éthanol [mais est] interdit à la consommation humaine » [5]. Or ce produit a été trouvé, d’abord dans des tacos (sorte de chips), puis dans plus de trois cents produits aux États-Unis, ainsi qu’au Japon et en Corée.

Faisant fi de leur credo libéral, les gouvernants états-uniens « ont annoncé qu’ils achèteraient la tota-lité de la récolte de maïs Starlink (coût estimé à 70 millions de dollars) » et se promettaient de se faire rembourser par Aventis. « En révélant la faiblesse des contrôles sanitaires, l’affaire Starlink [...] illustre l’ampleur des impacts sanitaire et économique de toute erreur dans la maîtrise des produits transgéniques [et montre que] les interrogations exprimées depuis de nombreux mois par les associations environnementa-listes et par les associations de consommateurs ne sont pas de simples fantasmes liés à une peur irrationnelle et obscurantiste » [5].

 Du plomb dans l’eau potable

« Alors que l’eau ne contient pratiquement pas de plomb à sa production, une partie du réseau public et des dizaines de milliers de logements français sont toujours équipés de canalisations en plomb. Celles-ci se détériorent en contaminant l’eau qu’elles transportent » [6]. Le plomb étant nuisible à la santé et le taux toléré, actuellement de cinquante microgrammes par litre, devant être réduit à dix microgrammes par litre en 2013 pour satisfaire aux exigences européennes, il convenait de rechercher des solutions. Un projet réunissant deux laboratoires du CNRS et coordonné par la Vivendi a mis au point « un filtre qui, installé directement sur le robinet de la cuisine, [retient] le plomb, sans modifier les autres paramètres de l’eau, qui doit bien évidemment rester potable ». Ce filtre est actuellement à l’essai et Vivendi compte le commercialiser « en grandes surfaces, pour quelques centaines de francs, dans le courant de l’année prochaine ». Le citoyen ordinaire a déjà bâti la fortune de cette entreprise privée pour disposer d’une eau, ressource naturelle indispensable à la vie, répondant à certaines exigences sanitaires. Il lui faudra maintenant s’équiper en outre d’un filtre, développé par la même entreprise, afin de réduire une pollution introduite au cours de la distribution.

 L’amiante toujours d’actualité

Selon R.Lenglet et B.Topuz, « les autorités affirment que la santé publique est une priorité absolue, mais se contredisent en permanence dans la pratique ». Ce n’est pas la cour administrative de Marseille qui les contredira puisqu’elle vient de confirmer le jugement de mai 2000 du tribunal administratif condamnant l’État pour ses carences dans la prévention des risques liés à l’exposition professionnelle à l’amiante.

Le dossier concerne quatre personnes. Deux d’entre elles ont été exposées avant 1977, année de la publication du premier décret limitant la concentration d’amiante dans l’atmosphère de travail des salariés, tandis que les deux autres l’ont été après cette date. Pour les deux premières, la cour a estimé que, malgré l’absence de réglementation à cette époque, « les pouvoirs publics ne pouvaient plus ignorer que l’exposition professionnelle aux fibres d’amiante présentait des risques sérieux pour la santé » [7]. Elle a donc conclu que l’État n’a pas « satisfait à ses obligations en matière de protection de la santé publique ». Dans les deux autres cas, la cour a trouvé que le gouvernement n’a pas apporté les éléments scientifiques permettant de penser que les seuils de tolérance imposés à partir de 1977 étaient « de nature à prévenir les risques liés à l’exposition aux poussières d’amiante ». Selon elle, « l’État n’a diligenté avant 1995 aucune étude de nature à lui permettre de s’assurer que les mesures qu’il prenait étaient adaptées au risque connu et grave ».

Cette condamnation de l’État ne suffit cependant pas à l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante car elle craint que les employeurs l’exploitent pour « faire oublier leur propre responsabilité ». Elle demande donc à nouveau que l’affaire de l’amiante fasse l’objet d’un procès au pénal.

 Et aussi ...

Si l’amiante a été entièrement interdite en 1997, elle n’a pas disparu pour autant. En mai 2000, un promeneur alsacien découvre en pleine forêt « un déversement sauvage de plaques en fibrociment amiante [...] et depuis cette date, aucune action n’a été entreprise pour nettoyer l’endroit » [8]. Moins d’un an plus tard, le même promeneur découvre à quelques jours d’intervalle trois dépôts de plusieurs mètres cubes de farines animales. « Un éleveur particulièrement peu scrupuleux, plutôt que d’utiliser les onéreuses filières conformes d’élimination, s’en débarrasse à peu de frais en les déversant en pleine nature ».

Dans une autre commune du Bas-Rhin ont été ensevelis « plus de deux mille tonnes de déchets banals provenant du nettoyage d’un terrain destiné à une énorme opération immobilière, [...] au mépris total de la réglementation » [8].

Dans un autre registre, les antennes de radiotéléphonie sont soupçonnées de provoquer, entre autres, des leucémies, des cancers du sein et du cerveau, et des altérations de la mémoire. Les autorités anglaises ont considéré ces risques assez sérieux pour « interdire toute antenne de ce genre à moins de trois cents mètres de toute habitation » [8]. En France, bien qu’un groupe d’experts ait proposé que « les bâtiments sensibles (hôpitaux, crèches, écoles) situés à moins de cent mètres d’une station de base, en milieu urbain, ne soient pas atteints directement par le faisceau de l’antenne », la Sécurité sociale de Haguenau a accepté l’installation de plusieurs de ces antennes sur le toit de son bâtiment, alors même qu’il se trouve à côté d’un centre pour enfants inadaptés.

Après être revenu sur les médicaments, sur l’amiante et les déchets industriels en tout genre, il reste à examiner ce que sont devenus les lobbies de l’alcool et du tabac.

Concernant les premiers, la prolifération des affiches publicitaires montre qu’ils n’ont rien perdu de leur influence. Quant aux fabricants de cigarettes, rien ne vaut la relecture de l’article de Jean-Pierre Mon [9] pour s’apercevoir que leur cynisme ne cesse de s’accroître. Pour éviter le durcissement des législations antitabac ils arguent en effet maintenant des économies « en frais de santé, de retraites et de logement chaque fois qu’un fumeur trépasse ».

 Qu’en serait-il en économie distributive ?

Rappelons les trois piliers de l’économie distributive : le revenu social, la monnaie de consommation et le contrat civique [10].

Dans le système actuel, « la croissance et la vitesse deviennent obligation, même si c’est au prix d’actes préjudiciables à la société, à la santé, à l’environnement [...] On crée des emplois inutiles, voire nuisibles, dans la publicité par exemple, parce qu’ils aident à forcer la vente ». En économie distributive, « nous sommes tous cohéritiers d’un patrimoine » dont le partage de l’usufruit « se matérialise par la garantie d’un pouvoir d’achat suffisant pour vivre décemment ». Chacun bénéficiant d’un revenu social, il devient tout à fait absurde d’inventer des emplois inutiles et de justifier la nécessité de la croissance par les emplois qu’elle est censée générer.

Dans le système actuel, « les investissements ne sont décidés qu’en considération d’un seule critère, la rentabilité financière ». En économie distributive, la monnaie de consommation « perd sa valeur dès qu’elle a servi, comme un billet de transport[...]. Elle n’a pour but que de distribuer équitablement la production » [10]. La quantité de monnaie distribuée étant égale à la somme des prix de tous les biens et services mis en vente, il y a équilibre, et la monnaie ne permet ni profit ni spéculation. Ce n’est donc plus l’augmentation des bénéfices ou des dividendes versés aux actionnaires qui peut légitimer un développement illimité de la production.

Dans le système actuel, d’importants dégâts sanitaires viennent de ce que « l’État laisse des groupes d’intérêts industriels ou corporatistes pénétrer au sein même des institutions pour y définir des orientations stratégiques » et de ce que ces groupes « n’hésitent pas, quand leurs intérêts sont en jeu, à minimiser les dangers » [1]. Afin de maxi-miser l’enrichissement des entreprises, la fabrication de biens jugés peu rentables mais utiles peut être arrêtée au profit de celle d’autres, souvent superflus mais susceptibles d’attirer les consommateurs solvables. Pour éviter ces dérapages, « une des tâches prioritaires du politique doit être d’organiser avec le plus de rigueur possible les conditions d’une expertise plurielle garantissant un minimum d’objectivité » [1]. En économie distributive, le citoyen a l’obligation de « consacrer une partie de son temps à des activités utiles, qu’il doit pouvoir choisir ».

La proposition de travail du citoyen fait l’objet du contrat civique qui est discuté, selon le principe de subsidiarité, au sein de « conseils économiques et sociaux (CES) dans lesquels les usagers sont au moins aussi représentés que les spécialistes (de la profession concernée, de la santé, de la gestion, de l’environnement, etc.) ». Il s’agit donc de « décider démocratiquement l’évaluation de la production à réaliser [...], l’évaluation des coûts [et] l’évaluation des tâches correspondant à cette production » [10]. Grâce à ce débat public et démocratique, les biens et services parasites, voire nocifs, sont écartés en faveur de ceux qui répondent à de réels besoins.

Ainsi, en supprimant la spéculation et le profit, l’économie distributive prive de tout intérêt l’accroissement sans fin de la consommation et rend vaine la publicité. Leur motivation étant de développer à tout prix le marché, les cabinets de lobbying industriels, dont ceux des médicaments, des pesticides et autres insecticides, de l’amiante, du tabac et de l’alcool, perdent donc toute raison d’être … pour le plus grand bienfait de tout citoyen.


[1Des lobbies contre la santé, Roger Lenglet et Bernard Topuz, Ed. Syros, 1998.

[2Le Monde, 11/08/2001.

[3En fait, de source digne de foi, le président de Bayer, tout près de sa retraite, a pris cette décision tout seul, sans consulter ses conseillers, et, de son lieu de vacance, l’a faite connaître par télécopie à la direction du groupe qui n’en croyait pas ses oreilles. Dans l’esprit du président, il s’agissait d’une sorte d’opération de publicité, du type de celle réalisée il y a quelques années par Perrier avec le retrait de toutes ses bouteilles d’eau des États-Unis.

[4Inf’OGM, mars 2001.

[5Le Monde, 22/08/2001.

[6Le Journal du CNRS, juillet/août 2001.

[7Le Monde, 20/10/2001.

[8Tonic, avril 2001.

[9La Grande Relève, N°1014 octobre 2001

[10La Grande Relève, N°993 novembre 1999.


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